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Vente d'immeuble: lésion des sept douzièmes

Par Par Bernard Louveaux

Jeudi 21.10.04

En cette période de forte évolution des prix immobiliers, il n’est pas inutile de rappeler que si les parties fixent en totale liberté le prix de vente d’un immeuble, cette liberté contient une limite au profit du vendeur, à savoir la lésion des sept douzièmes.


I – Libre fixation du prix de vente d’un immeuble

Le code civil ne contient aucune restriction en matière de fixation du prix de vente d’un immeuble.

C’est donc la liberté totale qui prévaut. Dès que le consentement des parties a été valablement échangé sur le prix, celui-ci engage les deux parties.

Ce principe ne connaît de limite que dans l’hypothèse où le prix présenterait des caractéristiques telles qu’en réalité l’opération envisagée n’est pas une véritable vente.

Il en est ainsi par exemple lorsque le prix est beaucoup trop bas (on parle alors de prix dérisoire) et cache en réalité une autre opération, par exemple la volonté de dissimuler une donation dudit bien.



II – Protection de l’acheteur

Le code civil ne connaît pas en matière immobilière de réglementation spécifique qui protègerait l’acheteur qui s’engage à payer un prix trop élevé.

Même les législations protectrices de l’acquéreur comme la loi BREYNE n’interfèrent pas sur la légitimité du montant du prix d’acquisition.

Le code civil prévoit expressément qu’il n’y a pas matière à lésion en faveur de l’acheteur (article 1683 du code civil).



III – Protection du vendeur

En revanche, il existe une institution particulière qui protège le vendeur dans la seule hypothèse où celui-ci accepte de se séparer de son bien à un prix nettement inférieur à sa valeur.

C’est la lésion des sept douzièmes.

Seul donc le vendeur peut demander la rescision (c’est-à-dire « l’annulation ») de la vente s’il parvient à démontrer que le prix auquel il a vendu l’immeuble est inférieur à plus de sept douzièmes de sa valeur.

Autrement dit, celui qui vend un bien au prix de 49.999 € n’obtiendra la rescision de la vente qui s’il parvient à démontrer qu’au moment de la vente la valeur de l’immeuble était de 120.000 €.

S’il a vendu le bien à 50.000 €, il n’y aura pas matière à lésion puisque celle-ci n’excède pas sept douzièmes.

Le législateur considère que si quelqu’un vend son bien à un prix inférieur à cinq douzièmes de sa valeur, c’est que son consentement n’a pas été valablement donné.

Comme la loi organise ce régime particulier, le vendeur n’a pas à démontrer en ce cas qu’il a vendu le bien sous la contrainte ou que son consentement n’était pas valable. Le seul fait que le prix soit inférieur de sept douzièmes à la valeur normale du bien suffit. Et l’acheteur ne pourrait pas échapper à la sanction en tentant de démontrer que c’est en parfaite connaissance de cause que le vendeur a accepté un prix à ce point bas.



IV – La procédure légale

Toute la difficulté est évidemment de déterminer quelle est la valeur de l’immeuble.

Tout praticien de l’immobilier sait que c’est une matière essentiellement fluctuante.

La loi fixe dès lors une procédure précise.

1) Il faut que le vendeur fasse valoir des faits « assez vraisemblables et assez graves pour faire présumer la lésion »

Si la preuve de ces faits est rapportée, le tribunal est ensuite tenu de désigner trois experts qui établiront un rapport commun et fixeront la valeur de l’immeuble à la pluralité des voix sans que les experts puissent faire connaître les éventuelles divergences de prix.

2) Limite dans le temps

La loi limite également le droit du vendeur d’agir en lésion à une période de deux ans à compter du jour de la vente.

C’est un délai absolu et une fois qu’il est expiré, le prix est définitivement parfait.


On voit ainsi qu’il y a de sérieux obstacles à franchir avant d’aboutir à une action en lésion :

- le juge ne désignera pas d’experts à la légère,
- l’intervention d’un collège d’experts implique des frais supplémentaires dont le vendeur doit faire l’avance.



V – Un exemple récent

Une décision récente (Cour d’appel de Bruxelles, 4e ch., 30 juin 2004, J.T., 2004, p. 745.) permet de montrer l’importance de l’analyse opérée par le juge avant de désigner un expert.

Les propriétaires d’un immeuble sis à Bruxelles, rue du Marché, avaient concédé à un promoteur immobilier par convention du 10 mai 1988 une option sur ledit immeuble au prix de 23.000 BEF/m².

Quelques vingt mois plus tard, le 22 janvier 1990, le promoteur lève l’option et verse un acompte de 1.644.028 BEF, soit 9 % du prix de vente du bien calculé à raison de 788 m² à 23.000 BEF/m², soit au total 18.101.126 BEF.

L’acte authentique est passé le 2 août 1990 et les vendeurs qui ont vainement tenté préalablement de négocier une réévaluation du prix entament une action en rescision pour lésion.

La décision commentée statue uniquement sur l’opportunité de désigner un expert et pose diverses questions d’intérêt général.


1. A quel moment apprécier la lésion en cas d’option

Le principe est simple, la lésion s’apprécie au moment de la vente.

« Pour savoir s’il y a lésion de sept douzièmes, il faut estimer l’immeuble suivant son état et sa valeur au moment de la vente » (article 1675 du code civil).

L’option d’achat est un engagement unilatéral par lequel le titulaire de l’option se voit reconnaître la faculté d’acquérir le bien dans un certain délai et à certaines conditions.

Par définition, l’option est un engagement unilatéral qui ne réalise pas la vente. Le titulaire de l’option a toute liberté d’exercer ou non celle-ci. Ce n’est qu’au moment où il lève l’option, c’est-à-dire où il exerce son droit, que la vente devient parfaite.

En cas d’option c’est donc au jour où celle-ci est levée qu’il faut estimer la valeur du bien immobilier et non à la date à laquelle l’option a été accordée.

Autrement dit, en l’occurrence il appartient à la cour d’appel d’examiner s’il y a lésion et aux experts d’estimer la valeur du bien non à la date du 10 mai 1988 à laquelle a été conclue la convention d’option mais bien à la date du 22 janvier 1990 à laquelle l’acheteur a levé l’option.

C’est en effet à ce moment seulement que la vente se substitue à la simple promesse de vente.


2. Les faits « assez vraisemblables et assez graves »

La cour d’appel doit donc déterminer s’il existe des faits « assez vraisemblables et assez graves pour faire présumer la lésion ».

Les vendeurs invoquent à cet égard des rapports unilatéraux émis par les conseils techniques se basant sur divers points de comparaison pour conclure à une valeur au mètre carré de plus de 60.000 BEF.

Ils font également état de deux lettres d’autres promoteurs leur offrant des prix oscillant entre 55 et 65.000 BEF.

La cour d’appel estime que ces éléments sont suffisamment vraisemblables et graves pour présumer l’existence d’une lésion de plus de sept douzièmes et ordonner une expertise.


3. Les arguments des acheteurs

Les acheteurs font valoir un certain nombre d’arguments.

3.1. LA PERIODE ECOULEE ENTRE L’OPTION ET L’ACTE AUTHENTIQUE

Les acheteurs indiquent que si l’option a été conclue le 10 mai 1988, il faut tenir compte que :

- les vendeurs ont perçu un acompte de 1.644.028 BEF le 22 janvier 1990 alors que la passation de l’acte n’est intervenue que le 2 août 1990.

La cour d’appel estime que les intérêts éventuellement produits par les montants payés à divers moments en vue de bénéficier de l’option ou de lever celle-ci ne peuvent être considérés comme un élément du prix mais un simple fruit civil de cet acompte.

- le transfert de propriété de jouissance n’intervient qu’à l’acte authentique.

Les acquéreurs estiment qu’il y a lieu de considérer cette situation comme une charge incombant à l’acheteur qui doit donc diminuer d’autant la valeur du bien vendu.

La cour d’appel écarte cette argumentation au motif notamment que le prix de vente n’était payable que lors du transfert de jouissance à l’acte authentique et qu’en outre, les immeubles ne produisaient plus de revenus dès lors qu’ils étaient destinés à la démolition.


3.2. VALEUR SPECULATIVE

Les acheteurs invoquaient également que les prix présentés par les experts et les autres promoteurs revêtaient un caractère spéculatif et étaient liés au projet de rénovation complet du quartier initié notamment par l’acheteur et auquel faisait explicitement référence le préambule de la convention d’option.

Une fois encore, la cour d’appel écarte l’argument en soulignant que le juste prix en fonction duquel il faut apprécier s’il y a ou non lésion est le prix qui résulte du marché, c’est-à-dire de la loi de l’offre et de la demande et que ce prix peut donc effectivement intégrer des éléments de surenchère ou de spéculation.


3.3. L’ATTITUDE DU RECEVEUR DE L’ENREGISTREMENT

Le receveur de l’enregistrement n’avait réclamé aucun supplément de droit et avait au moins implicitement considéré le prix comme conforme à la valeur vénale de l’immeuble.

L’acheteur en tirait argument en rappelant que le receveur aurait été tenu de réclamer une majoration du droit d’enregistrement s’il avait estimé que le prix indiqué dans l’acte authentique était inférieur à la valeur vénale des biens.

La cour d’appel souligne que l’attitude du receveur de l’enregistrement n’exprime que l’opinion de ce dernier mais n’est pas suffisante pour affecter ni la vraisemblance ni la gravité des présomptions présentées par les acheteurs.


3.4. LE BÉNÉFICE SPÉCULATIF DES VENDEURS

En dernier ressort, les acheteurs soulignaient l’injustice d’une éventuelle rescision de la vente pour lésion dès lors que les vendeurs avaient eux-mêmes acquis les biens litigieux à un prix trois fois inférieur à celui qui fut convenu dans l’option d’achat et que si l’on admettait l’existence de la lésion, ils réaliseraient « un bénéfice spéculatif exorbitant ».

Une fois encore, l’argument ne convainc pas la cour d’appel qui renvoie au principe : le prix auquel les vendeurs ont eux-mêmes acheté les biens qu’ils ont revendus n’a aucune incidence quelconque sur l’existence ou non d’une lésion.

Celle-ci ne peut résulter que de la comparaison entre la valeur des biens au moment de leur revente, c’est-à-dire à la date de l’exercice de l’option et du prix auquel cette revente a été consentie à l’exclusion de tout autre critère d’appréciation.

La cour d’appel confirme dès lors qu’il y a lieu à désignation d’un collège d’expert.



VI – L’existence de la lésion n’entraîne pas nécessairement la nullité de la vente

La loi laisse une option à l’acheteur.

Celui-ci a le choix, soit d’opter pour l’annulation de la vente en récupérant le prix qu’il a payé, soit de garder l’immeuble en payant un supplément en manière telle qu’il revienne au vendeur 90 % du « juste prix », c’est-à-dire du prix défini comme normal.

En revanche, l’acheteur doit dans ce cas les intérêts au taux légal de 7 % sur le solde du prix à dater de l’introduction de la demande en justice.



Conclusion

Si les parties fixent librement le prix de vente, la loi reconnaît une protection particulière au vendeur en cas de lésion de plus des sept douzièmes.

Celui qui se fait consentir une option d’achat sera attentif au fait que la valeur de l’immeuble se calcule non par référence au moment où l’option a été convenue, mais bien au moment où celle-ci est levée.

Les risques de lésion sont donc plus importants dans une telle hypothèse que dans le cours normal des choses, surtout en période de forte hausse des prix de l’immobilier.



Bernard Louveaux
Avocat au barreau de Bruxelles - Association Wéry






Source : DroitBelge.Net - 21 octobre 2004


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