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Double vente d'un même immeuble

Par Par Bernard Louveaux

Lundi 20.09.04

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’hypothèse où un propriétaire vend à deux acheteurs le même immeuble successivement, dans un bref laps de temps, n’est nullement une vue de l’esprit.

Si étonnant que cela puisse paraître, de tels problèmes se rencontrent réellement dans la pratique.

En dehors du cas où la seconde vente est surtout dictée par le souci du propriétaire d’obtenir un prix supérieur, d’autres situations peuvent survenir où le vendeur est plus distrait que mal intentionné.

Il en est ainsi par exemple lorsque plusieurs personnes sont chargées simultanément de la vente et donnent, dans les limites de leur mandat, un accord.

Nous nous limiterons à examiner le sort réservé au cas où le même vendeur vend le même immeuble dans un court laps de temps, à deux personnes différentes et que chacune d’entre elles entend faire son droit d’acquéreur.

Certaines décisions récentes justifient de faire le point sur cette question.


Description du problème

Le propriétaire d’un bien immobilier dispose évidemment du droit de vendre celui-ci.

En revanche, une fois qu’il a conclu la vente, il ne peut pas, sauf stipulation contractuelle extrêmement précise, se dégager de l’accord qu’il a donné.

La vente immobilière est ce que l’on appelle un contrat consensuel : autrement dit, le contrat de vente est parfait entre le propriétaire-vendeur et l’acquéreur par la seule rencontre de l’accord des deux parties sur le bien vendu et sur le prix.

Il faut que cet accord soit valablement émis et qu’il porte sur ces deux éléments : ces conditions sont suffisantes pour qu’une vente soit parfaite entre parties.

Dans la rigueur des principes, il n’est donc même pas nécessaire qu’il y ait un écrit.

Mais bien entendu, dans la pratique, cet écrit se révèle toujours indispensable, ne fût-ce que pour prouver les engagements pris.

Ce n’est qu’en raison d’obligations fiscales et pour rendre la vente opposable aux tiers que diverses formalités doivent être accomplies telles l’enregistrement et la transcription.

Il ne faut donc jamais perdre de vue que le compromis ou tout accord même extrêmement sommaire, suffit à réaliser un contrat de vente, de sorte que les deux parties peuvent s’en prévaloir dès le moment où cet accord existe.

L’hypothèse de ventes successives par le même vendeur du même immeuble à deux acquéreurs différents implique donc un manquement du vendeur à son obligation de respecter sa parole.

Il va de soi que ce manquement autorisera celui des deux acheteurs qui est évincé à se retourner contre le vendeur et à obtenir indemnisation.

En revanche, il n’est pas possible que les acquéreurs deviennent tous les deux propriétaires de l’immeuble.

Toute la question est donc de savoir comment va se résoudre le conflit entre ces deux acquéreurs.

Diverses hypothèses peuvent être envisagées.


1. La date des compromis

A supposer que les deux acquéreurs aient chacun signé un compromis, l’on pourrait être tenté de donner la préférence à celui dont le compromis a été signé le premier.

En effet, comme nous venons de le voir, cette première vente est parfaite : dès lors le propriétaire n’avait plus le droit de vendre un bien dont il avait déjà cédé la propriété.

Mais bien entendu, la simple signature d’un document ne donne aucune garantie quant à la véracité de sa date : on peut craindre que, absolument déterminé à passer la vente, les parties au second compromis décident de l’antidater en lui conférant une date antérieure à celle du compromis premier signé.

Dès lors, d’une manière générale, en cas de conflit entre différents titulaires de droits, il ne peut être tenu compte de la date figurant sur une simple convention (un acte sous “seing privé”) que si celui-ci a date certaine, ce qui est notamment le cas lorsque la convention est enregistrée.

Outre son aspect fiscal, l’enregistrement d’une convention et notamment d’une vente immobilière, a pour effet de conférer à l’écrit date certaine au jour de l’enregistrement.


2. Priorité à l’enregistrement ou à la transcription ?

Toutefois, en matière de transmission de droit réel immobilier, le législateur a imposé des formalités et des protections particulières.

Le principe consensuel (“compromis de vente vaut vente”) sort aisément ses pleins effets entre le vendeur et l’acquéreur.

En revanche, toute autre est la problématique relative aux tiers.

Ceux qui ne sont pas partie à cette opération ne la connaissent pas et l’importance de la matière des droits immobiliers a justifié qu’un régime spécifique leur soit consacré, en vue notamment d’assurer une sécurité toute particulière à la propriété immobilière.

Le mécanisme qui assure cette protection et cette publicité est la transcription, c’est-à-dire la reproduction dans les registres de la conservation des hypothèques de l’acte de vente.

Le régime légal est que seule cette transcription assure la publicité des actes de vente immobilière et leur opposabilité aux tiers.

La loi hypothécaire précise explicitement qu’aussi longtemps que les actes qui transfèrent des droits réels immobiliers ne sont pas transcrits, « ils ne pourront être opposés aux tiers qui auraient contracté sans fraude » (art. 1, al. 1 de la loi hypothécaire).

Rappelons que seuls peuvent être présentés à la transcription des actes authentiques, c’est-à-dire pour l’essentiel, des actes notariés ou exploits d’huissier.

On voit tout de suite la différence abyssale qui sépare le régime de la vente immobilière selon que l’on se place du point de vue des parties ou des tiers :

- entre vendeur et acheteur, la vente est parfaite par le seul échange des consentements ;
- à l’égard des tiers, la vente n’est opposable que par la transcription, qui est une formalité relativement lourde.


3. Le conflit entre l’enregistrement et la transcription.

On voit donc la différence fondamentale entre les deux régimes.

L’enregistrement d’un contrat de vente immobilière a pour objet de lui donner date certaine, c’est-à-dire de certifier que ce contrat n’a pas pu être signé après une date déterminée.

Il s’agit donc de pallier tout danger d’antidate.

La transcription du contrat de vente immobilière confère à cet acte la publicité et l’opposabilité de l’acte de vente aux tiers.

La conséquence du régime particulier organisé en matière immobilière fait que la priorité est conférée à la transcription.

En effet, les deux acheteurs concurrents sont l’un à l’égard de l’autre des tiers au sens de la loi hypothécaire.

Certes, ils ont chacun conclu avec le même vendeur, mais il n’existe entre eux aucun rapport contractuel, bien au contraire.

Par hypothèse, au moment où le second acquéreur signe, il ignore l’existence du premier contrat (sinon, il n’est pas de bonne foi et ne bénéficie pas de la protection de la loi : voir infra).

On voit donc qu’en matière de vente immobilière, c’est celui qui a transcrit le premier qui triomphera dans son action.

Dans le litige évoqué ci-dessus, la cour d’appel de Liège exprime ce principe dans les termes suivants :

« Celui qui a transcrit le premier son acte d’acquisition l’emporte sur tout autre, ce dernier fût-il premier acquéreur en date, pour autant qu’au moment où il a contracté, il n’ait pas eu connaissance de la précédente mutation ».

La jurisprudence de la Cour de cassation va dans le même sens et reconnaît qu’est pleinement opposable aux tiers l’acte notarié premier transcrit (Cass., 21 février 1991, Pas., 1991, 337 et 17 avril 1995, Rev. not. b., 2003, p. 278).


4. La question de la bonne foi

Cependant, le principe de l’opposabilité aux tiers et la primauté de la transcription sur l’enregistrement ne peut être invoqué que par les « tiers qui auraient contracté sans fraude » (art. 1, al. 1 de la loi hypothécaire).

Cette expression signifie que le tiers, éventuellement second acquéreur, qui fait transcrire le premier ne sera protégé qu’à condition qu’il soit de bonne foi, c’est-à-dire qu’il faut qu’au moment où il a conclu le contrat de vente, il ne connaissait pas l’existence de la vente antérieure.

L’exigence de bonne foi pose deux problèmes.

- A quel moment doit s’apprécier la bonne foi ?

S’il ignore la première vente lorsqu’il signe son compromis, le second acquéreur l’apprend généralement tôt ou tard et bien avant la passation de son acte authentique.

Dès ce moment, il multiplie les démarches pour tenter de faire triompher son droit : il va donc essayer d’obtenir de faire transcrire son acte plus rapidement que l’autre acquéreur.

Ce comportement n’est pas condamné par la Cour de cassation.

Celle-ci estime en effet qu’il faut, pour apprécier le comportement de l’acquéreur, se placer au moment où il conclut son premier accord avec le vendeur, autrement dit, lors du compromis de vente.

Le second acquéreur ne sera dès lors de mauvaise foi que s’il conclut le premier accord de vente (le “compromis”) en ayant connaissance de l’existence de la vente antérieure.

Autrement dit, la fraude, c’est-à-dire la connaissance de la vente antérieure, doit s’apprécier au moment de la naissance du droit de l’autre acquéreur, c’est-à-dire à la date à laquelle est intervenu son propre compromis de vente.

- Nécessité de l’enregistrement ?

Apparaît alors une seconde question.

Lorsqu’il s’agit, pour apprécier la bonne foi du second acquéreur, de se placer à la date de signature du compromis, faut-il que cette date soit certaine ?

Autrement dit, pour pouvoir invoquer la bonne foi, le second acquéreur doit-il avoir enregistré le compromis ? Doit-il être prouvé qu’à la date de l’enregistrement, il ignorait la conclusion de la vente antérieure ?

Cette solution qui a été retenue par certaines juridictions, est actuellement battue en brèche.

Selon l’enseignement de la Cour de cassation, l’absence de date certaine du second compromis n’a pas d’incidence sur le problème de la bonne foi.

Si le second acheteur n’avait pas connaissance de la vente lors de la signature de son compromis, il importe peu que celui-ci ait ou non date certaine.

Il s’agit-là de l’application d’un double principe selon lequel :

- la bonne foi est présumée et c’est à celui qui allègue la mauvaise foi d’autrui de la prouver,
- la mauvaise foi survenant ultérieurement ne nuit pas à la validité de l’acte initial.

Mais bien entendu, l’on peut tenter de contester la bonne foi d’une partie, et notamment la date du compromis.


5. Exemple

Une décision récente de la cour d’appel de Liège (27 février 2002, Rev. not. b. mai 2003, p. 272) permet de faire le point sur la différence entre l’enregistrement et la transcription.

Le cas d’espèce est le suivant.

Monsieur et Madame MARLET sont propriétaires d’une maison qu’ils vendent aux époux WOYAFF par un compromis de vente qui est daté du 18 août 1997.

Ce compromis n’a cependant pas date certaine et ne l’aura jamais puisqu’il ne sera pas enregistré.

Ultérieurement, les mêmes époux MARLET signent un compromis de vente au profit de Monsieur et Madame BEAUVE portant sur le même bien.

Les vendeurs expliquent cette seconde signature comme n’étant valable que pour autant que la première vente ne se réalise pas, mais rien de tel n’était précisé dans le compromis.

Ce second compromis est daté du 25 août 1997 et il est enregistré le 26 septembre 1997, jour auquel il acquiert donc date certaine.

Dès le 30 septembre 1997, l’avocat des acquéreurs BEAUVE écrit à tous les notaires de l’arrondissement en invoquant la vente intervenue au profit de ses clients et sa date certaine en mettant en garde les vendeurs et les acheteurs quant aux risques qu’ils prendraient en vendant malgré tout aux époux MARLET.

Cette notification n’impressionne pas grand monde puisque le notaire passe le 4 octobre 1997, l’acte authentique de vente par les époux MARLET aux époux WOYAFF de l’immeuble, malgré l’existence du compromis enregistré antérieurement avec les époux BEAUVE.

L’acte authentique est transcrit le 6 octobre.

Dans le cas qui lui était soumis, la cour d’appel de Liège a estimé que la date du compromis des premiers acquéreurs du 18 août paraissait sérieuse puisque ces personnes produisaient une attestation de leur banquier indiquant qu’elles s’étaient présentées à l’agence le 25 août et avaient remis un compromis de vente signé par toutes les parties, daté du 18 août, sur base duquel le dossier de crédit hypothécaire a été établi.
La cour d’appel de Liège a donc entériné la vente telle qu’elle a été transcrite.

- Les dommages et intérêts

En l’occurrence, les vendeurs affirmaient qu’en réalité, la seconde vente n’avait été conclue que pour l’hypothèse où les conditions suspensives qui affectaient la première vente ne seraient pas réalisées.

La cour rejette cette argumentation qui est contraire avec les termes du second compromis qui ne contient aucunement une telle précision.

La cour d’appel retient que les vendeurs ont commis une faute en signant un deuxième compromis en pleine connaissance du premier.

Ce comportement justifie par lui-même l’octroi de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé aux seconds acquéreurs.

La cour estime cependant que le dommage de ces derniers est exclusivement d’ordre moral « puisque par hypothèse (les seconds acquéreurs), n’avaient aucune chance en droit d’acquérir la propriété du bien litigieux en raison de l’existence de la vente antérieure à la leur et de l’absence de mauvaise foi (des autres acquéreurs) ».

Le tribunal estime donc le dommage à 1 €.


Conclusion

L’hypothèse où un propriétaire vend successivement à deux acquéreurs le même immeuble se rencontre dans la pratique.

Contrairement à certaines idées reçues, ce n’est pas nécessairement l’acquéreur qui fait enregistrer le premier son compromis qui l’emportera.

La seule manière d’obtenir gain de cause avec certitude – et pour autant que l’acquéreur soit de bonne foi – est de faire transcrire le premier son acte d’acquisition.

Il importe que l’acquéreur qui procède ainsi soit de bonne foi, c’est-à-dire qu’au moment où il a signé son compromis, il ignorait l’existence de l’autre vente.

On observe que la question de la bonne foi ne se pose que dans le chef de celui qui en fait a signé le second compromis dans le temps.

En revanche, il est indifférent qu’il l’apprenne ultérieurement et il ne peut lui être reproché de hâter la signature de l’acte authentique et la transcription pour l’emporter.







Bernard Louveaux
Avocat au barreau de Bruxelles - Association Wéry




Source : Lettre de l'immobilier, n°16, 11 septembre 2003, p.1 et s.


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