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L’assiette des intérêts compensatoires



Les intérêts compensatoires ont pour assiette l’indemnité destinée à réparer le dommage initial qui est subi par la victime. Il n’y a pas d’intérêts compensatoires sur un dommage qui n’est pas encore subi.

On sait que, pour apprécier un dommage et l’indemnité destinée à le réparer, le juge doit se placer au moment où il statue (cf. Note 1).

Partant de ce principe, il semble logique de considérer que le juge peut constater, de façon objective et précise, le dommage subi jusqu’à la date du jugement et allouer des intérêts compensatoires sur l’indemnité qui répare ce préjudice subi ; en revanche, le dommage postérieur au jugement, même s’il est certain, n’est pas encore subi et ne peut justifier l’octroi d’intérêts compensatoires.

La Cour de cassation en déduit que le juge qui accorde des intérêts compensatoires à dater de l’accident sur une indemnité réparant le dommage qui s’est réalisé progressivement dans le temps après l’accident et qui se réalisera encore dans l’avenir, alloue ces intérêts pour des périodes précédant la naissance du dommage (futur) et octroie ainsi une indemnité pour un dommage non subi (cf. Note 2).

La Cour de cassation admet cependant que la règle selon laquelle le juge doit évaluer le dommage au moment où il statue, ne lui interdit pas de calculer le montant principal de l’indemnité au moment où le dommage est déjà certain et évaluable dans sa totalité et peut donner dès lors lieu à réparation (cf. Note 3).

Lorsque le juge évalue le dommage à une date antérieure à sa décision, il faut constater qu’il existe de la part des avocats et des magistrats une tendance à procéder à des évaluations sans rigueur (point 1). Il convient de s’en tenir à la rigueur de ce que l’on appelle le ‘splitsing’ (point 2).


1. Les évaluations sans rigueur

L’évaluation forfaitaire

La rigueur n’est certainement pas la qualité première de l’évaluation ex aequo et bono.

Le juge ne peut recourir à cette méthode d’évaluation qu’à la double condition d’indiquer les motifs pour lesquels il ne peut pas mettre le mode de calcul proposé par la victime et de constater en outre l’impossibilité de déterminer autrement le dommage (cf. Note 4). Sans imposer explicitement le recours à la méthode de la capitalisation, un arrêt récent condamne très fermement tous les arguments généralement invoqués pour contester la capitalisation (notamment du dommage moral et du préjudice ménager) (cf. Note 5).

Lorsqu’il recourt à l’évaluation forfaitaire, le juge peut allouer des intérêts compensatoires à dater du moment où il considère que le dommage était certain (cf. Note 6).

Cette solution a été clairement explicitée par un arrêt du 13 septembre 2000 de la Cour de cassation (cf. Note 7). L’arrêt, rendu en audience plénière, affirme deux principes :

- « Bien que les dommages matériel et moral résultant d’une incapacité permanente soient subis progressivement dans le temps, ils peuvent être réparés, pourvu qu’ils soient certains et évaluables dans leur totalité, dès la date de la consolidation » ;

- La règle selon laquelle le juge doit évaluer le dommage au moment où il statue, ne lui interdit pas « de calculer le montant principal de l’indemnité au moment où le dommage était déjà certain et évaluable dans sa totalité et pouvait dès lors donner lieu à réparation, ainsi que d’allouer sur ce montant des intérêts compensatoires pour réparer le dommage complémentaire résultant du paiement différé de l’indemnité principale ».

La Cour a suivi manifestement l’avis de l’avocat général Spreutels qui exposait dans ses conclusions : « Le juge peut (…) estimer, en fait, que le dommage résultant de l’incapacité permanente, dommage qui, par sa nature même, est subi progressivement dans le temps, soit évalué entièrement dès le moment de la consolidation. L’indemnité destinée à réparer ce dommage peut donc, elle aussi, être calculée à cette date. Il est donc logique que les intérêts compensatoires, qui, faut-il le rappeler, font partie intégrante du dommage et n’ont pour but que de compenser le paiement différé de l’indemnité réparant celle-ci, soient accordés à partir de la consolidation, sur l’ensemble de ce dommage ».

La Cour de cassation a confirmé cette jurisprudence par plusieurs arrêts (cf. Note 8).

La solution semble bien suivie par les juridictions de fond (cf. Note 9). Cette jurisprudence est approuvée par la doctrine (cf. Note 10).


L’évaluation par capitalisation

Lorsqu’il adopte la technique de la capitalisation, le juge est tenu de distinguer « le dommage passé, susceptible d’être calculé sans capitalisation sur la base de montants exacts, réévalués à la date de sa décision proportionnellement à l’érosion monétaire, du dommage futur non susceptible d’un tel calcul et pouvant dès lors être déterminé par capitalisation » (cf. Note 11).

Faire démarrer un calcul de capitalisation à une date antérieure au jugement est une erreur manifeste. C’est fonder des calculs sur une survie « probable » de la victime entre par exemple le jour de la consolidation et le jour du jugement, alors que cette survie est certaine. C’est aussi décider que la longévité de la victime est inférieure à ce qu’elle est réellement (cf. Note 12).

Certains arrêts ont sanctionné l’incohérence des critères utilisés par des décisions appliquant la méthode de la capitalisation pour fixer les indemnités devant réparer le dommage résultant d’un décès ou d’une incapacité permanente.

Lorsqu’il utilise la méthode de la capitalisation pour évaluer le préjudice futur en appliquant des paramètres tels qu’ils existent au moment de sa décision (et non au moment de la consolidation), le juge considère nécessairement que le dommage n’était pas « certain et évaluable dans sa totalité » au moment de la consolidation. En conséquence, il ne peut octroyer les intérêts compensatoires sur l’indemnité qu’il alloue pour réparer le préjudice futur (cf. Note 13).

Lorsqu’au mépris des principes, de la logique et de l’intérêt légitime des victimes, on procède à un calcul de capitalisation à partir par exemple de la date de consolidation et non de la date du jugement, certains plaideurs considèrent que la victime ne peut obtenir des intérêts compensatoires sur le capital qui lui est alloué ou du moins elle ne pourrait obtenir des intérêts que sur la partie du capital qui répare le préjudice passé. On détermine alors, de façon arithmétique, la proportion entre les années passées (entre la consolidation et le jugement) et le nombre d’années total de la survie probable de la victime.

Lorsque, dans une indemnité allouée sous forme de capital (peu importe que le montant soit fixé de façon forfaitaire ou par la méthode de la capitalisation), on prétend faire une distinction entre la partie de l’indemnité qui couvre le passé et la partie qui couvre le futur, le minimum serait de respecter les règles actuarielles (cf. Note 14). Faire une ventilation du capital sur la base de la proportion arithmétique entre la survie probable de la victime et le temps écoulé entre la consolidation et le jugement, c’est partir de l’hypothèse fausse que chaque euro du capital constitué aurait la même valeur. Lorsque l’indemnisation se fait par l’octroi d’un capital calculé de façon mathématique ou forfaitaire, ce capital est supposé être placé et rapporter tous les ans un certain intérêt pour permettre à la victime de disposer chaque année d’un montant déterminé. Le montant que la victime va prélever pendant la première année de son incapacité permanente, n’aura produit aucun intérêt, alors que la somme qui sera prélevée au cours de la dernière année de l’incapacité permanente aura produit des intérêts pendant un grand nombre d’années.

Supposons une femme âgée de 27 ans à la consolidation, ayant une survie probable de 55 ans (cf. Note 15). Elle reçoit un capital de 100.000 euros, qui est censé, compte tenu de sa survie probable, lui procurer une rente annuelle de 3.607,50 € (cf. Note 16). Ce résultat ne peut être obtenu qu’à la condition que le capital soit placé et produise effectivement, dès sa constitution, un taux réel de 2,5% par an (cf. Note 17). Si le jugement qui alloue le capital est prononcé cinq ans après la consolidation, la portion de capital qui couvre le préjudice passé ne correspond pas à la proportion arithmétique entre la survie probable (55 ans) et le temps écoulé (5 ans) depuis la consolidation.

Lorsque l’on méconnaît les règles actuarielles, on imagine que le capital de 100.000 euros couvre le préjudice passé dans la proportion existant entre le nombre d’années écoulées et le nombre total d’années de la survie probable, soit, en l’espèce, 5/55 ; on décide ainsi que la somme productive d’intérêts compensatoires est donc de : 100.000 x 5/55 = 9.090,90 €.
En réalité, le capital de 100.000 euros alloué pour une survie probable de 55 ans, couvre le préjudice passé à concurrence des cinq années écoulées au cours desquelles la victime aurait dû percevoir un montant annuel de 3.607,50 €. Le capital productif d’intérêts devrait dès lors être fixé à : 3.607,50 € x 5 = 18.037,50 €.


2. La rigueur du ‘splitsing’

La méthode qui porte le vilain nom de ‘splitsing’ consiste à faire la distinction entre le préjudice passé qui justifie assurément l’octroi d’intérêts compensatoires, et le préjudice futur calculé par la méthode de la capitalisation. Ce préjudice futur, puisqu’il n’est pas encore subi, ne permet pas à la personne lésée d’obtenir des intérêts compensatoires.
Cette méthode, lorsqu’elle est bien appliquée, est favorable aux personnes lésées (cf. Note 18).

Les avocats des victimes ont le devoir de faire systématiquement la distinction entre le préjudice passé et le préjudice futur. Dans l’hypothèse exposée au numéro ci-dessus, cette distinction permettrait d’obtenir les indemnités suivantes :

- de la consolidation au jugement : 3.607,50 x 5 = 18.037,50 €
(à augmenter des intérêts compensatoires)
- à partir du jugement : 3.607,50 x 26,21 (cf. Note 19) = 94.552,56 €
- total : 112.590,06 €

Cela représente pour la victime un avantage de 12.590,06 € à augmenter des intérêts compensatoires sur 18.037,50 € depuis une date moyenne entre la consolidation et le jugement, soit en pratique pendant 2,5 ans (cf. Note 20). La somme de 18.037,50 € à du 6% pendant 2,5 ans, produit des intérêts de 2.705,63 €.

L’intérêt des victimes de retarder le point de départ de la capitalisation résulte du fait que l’espérance de vie augmente avec l’âge. Par exemple, suivant les Tables 2003-2005, l’espérance de vie d’un homme à la naissance est de 76,32 ans. A 50 ans, son espérance de vie est de 28,84, ce qui signifie que l’âge probable du décès se situe à 78,84 ans. A l’âge de 70 ans, la survie probable s’étend jusqu’à l’âge de 83 ans (cf. Note 21).




Jean-Luc Fagnart
Avocat au barreau de Bruxelles

Cabinet Thelius


Notes:

(1) Cass., 2 mai 2001, Pas., 2001, 749 ; RGAR, 2003, n° 13726 ; RGDC, 2003, 45, note D. Simoens.

(2) Cass., 8 décembre 1999, JT, 2001, 234 ;- Cass., 9 mars 1999, Bull.ass., 1999, 518, note C. Schildermans ; TRW, 2000, 62, note J. Schrijvers.

(3) Cass., 13 septembre 2000, RGAR, 2001, n° 13343.

(4) Cass., 21 avril 1999, Pas., 1999, 556; Cass., 9 mars 1999, Pas., 1999, 355 ;- Cass., 20 février 2004, Pas., 2004, 297.

(5) Cass., 17 février 2012, C.11.0451.F, JLMB, 2012, …., note T. Papart ; For. ass., 2012, 93, note C. Mélotte.

(6) Cass., 14 juin 1995, Pas., 1995, 627 ;- Cass., 17 mars 1999, Pas., 1999, 400 ;- Cass., 21 avril 1999, Pas., 1999, 556.

(7) Cass. (aud.plén.), 13 septembre 2000, Pas., 2000, 1320, concl. de l’avocat général J. Spreutels ; JT, 2001, 104 ; RGAR, 2001, n° 13343, note J. Schrijvers.

(8) Cass., 13 septembre 2000, Pas., 2000, 1327 ;- Cass., 5 octobre 2000, Pas., 2000, 1481 ; RGDC, 2001, 442, note D. Simoens ;- Cass., 11 octobre 2000, Pas., 2000, 1518 ; RW, 2002-03, 182 ;- Cass., 21 décembre 2001, Pas., 2001, 2214 ;- Cass., 13 janvier 2005, Pas., 2005, 67 ; RGAR, 2006, n° 14163 ;- Cass., 7 septembre 2005, Pas., 2005, 1576.

(9) D. de Callataÿ et N. Estienne, La responsabilité civile. Chronique de jurisprudence 1996-2007, vol. II, ‘Le dommage’, Larcier, 2010, 569 et les réf. citées.

(10) D. de Callataÿ, « Splitsing : le début de la fin ? », JT, 2001, 101 ;- J. Schrijvers, « Revirement à considérer ? », note sous Cass., 13 septembre 2000, RGAR, 2001, n° 13343 ;- D. Simoens, « Berekening van de compensatoire interesten als onderdeel van een gemeenrechtelijke schadeloosstelling die ex aequo et bono is begroot : een wijziging in de cassatierechtspraak ? », RGDC, 2001, 444.

(11) Cass., 17 décembre 1986, Pas., 1987, 479 ; JT, 1987, 215 ; RW, 1987-88, 368.

(12) Plus on avance en âge, plus la longévité relative augmente.

(13) Cass., 26 janvier 2005, Pas., 2005, 211 ;- Cass., 7 septembre 2005, Pas., 2005, 1576.

(14) J.L. Fagnart, « Les intérêts ou le prix de la patience », RGDC, 2006, 191-202.

(15) Institut national des statistiques, « Tables de mortalité 1998-2000 », reproduit dans les Codes Larcier, 2008, t. I, 1709.

(16) Pour une femme de 27 ans, le coefficient de capitalisation au taux de 2,5% pour la vie entière, est de 27,72 (« Tables de capitalisation 1998-2000 », Codes Larcier, 2008, t. I, 1711). La rente est donc de : 100.000 € : 27,72 = 3.607,50 €.

(17) Le taux réel est le taux net obtenu lors d’un placement sans risque, taux qui doit être diminué du taux de l’inflation.

(18) D. Mayerus, « Comment évaluer le plus justement possible en droit commun la partie déjà subie du dommage permanent ? », RGAR, 2008, n° 14374.

(19) Pour une femme de 32 ans, le coefficient de capitalisation au taux de 2,5% pour la vie entière, est de 26,21 (« Tables de capitalisation 1998-2000 », Codes Larcier, t. I, 1711).

(20) Si le taux de l’intérêt réel est de 2,5% et le taux d’inflation, par hypothèse, de 3,5%, le taux des intérêts compensatoires devrait être de 6%.

(21) C. Jaumain, « Longévité : évolution et prospective. Construction de tables de mortalité », éd. Universitaire en ligne, 2008, Tables numériques, p. 13.

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