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La capitalisation d´indemnités forfaitaires



1. Les praticiens du droit ont-ils encore le temps de réfléchir ? On a parfois le sentiment qu’ils s'affrontent à coups de pseudo principes, de certitudes parfois dépassées, d'arguments d'autorité non vérifiés. La cacophonie de la jurisprudence en matière de dommages corporels s'explique sans doute par cette contingence (cf. note 1) .

Section I.- Les arguments d'autorité

§1/ La vraie et la fausse jurisprudence

2. Certains jugements présentent comme une évidence que la capitalisation ne peut s'appliquer que si l'on dispose d'une "base fixe et objective, tel un salaire". La capitalisation ne se justifie pas lorsque la base est elle-même l'objet d'une évaluation ex aequo et bono.

Si l'on en croit certains jugements, la Cour de cassation, par son arrêt du 14 juin 1995, aurait décidé qu'il est interdit de capitaliser les indemnités évaluées sur une base forfaitaire.

Lorsque l'on prend la peine de lire l'arrêt du 14 juin 1995, on constate que celui-ci décide : "Si la victime le demande, le juge du fond est tenu de distinguer le préjudice déjà subi du préjudice futur, lorsqu'il évalue le dommage par capitalisation; (…). Cette distinction n'a pas de raison d'être en cas d'évaluation forfaitaire" (cf. note 2) . Rien à voir avec la question à résoudre.

3. Contrairement à ce que d'aucuns pensent pouvoir affirmer, la Cour de cassation considère que rien n'empêche le juge d'évaluer certains éléments ex aequo et bono et de procéder ensuite à un calcul de capitalisation. Il peut, par exemple, évaluer ex aequo et bono le montant des revenus annuels et procéder ensuite à la fixation de l'indemnité, par le procédé de la capitalisation (cf. note 3) .

Au niveau des juridictions de fond, on constate que depuis vingt ans, des décisions de plus en plus nombreuses ont accueilli avec faveur la technique de capitalisation du préjudice moral permanent (cf. note 4) .

§2/ Une doctrine unanime

4. Afin d'atteindre une certaine sécurité juridique dans l'évaluation de l'invalidité permanente, M. le Conseiller Wezel avait proposé de se référer aux bases d'évaluation retenues pour le dommage temporaire qui ont toujours fait l'objet d'un large consensus. En les capitalisant, selon des paramètres objectifs que constituent l'âge et le sexe de la victime, ainsi que le taux des rendements à espérer du placement de l'indemnité, on arrive à une indemnisation raisonnable (cf. note 5) .

Cette suggestion a été bien accueillie par la doctrine. Actuellement, de façon unanime les auteurs préconisent pour la réparation du dommage moral résultant d'une invalidité, une indemnité calculée selon la technique de la capitalisation ou même de la rente indexée (cf. note 6) .

§3/ Un tableau indicatif et ambigü

5. Le tableau indicatif propose que le dommage moral, pendant l'incapacité permanente, soit fixé à la moitié des montants indiqués pour l'évaluation du dommage matériel et du dommage moral confondus. "En cas d'invalidité permanente, sans efforts accrus dans l'activité professionnelle et ménagère, on retiendra à titre de dommage moral la moitié du montant indiqué dans le tableau ci-dessus".

Qu'est-ce qu'une invalidité "sans efforts accrus dans l'activité professionnelle ou ménagère" ?

S'il y a des efforts accrus dans l'activité professionnelle ou ménagère, il convient d'en tenir compte dans le calcul des indemnités réparant l'incapacité professionnelle ou l'incapacité ménagère. L'invalidité permanente (dommage moral) est un préjudice spécifique qui mérite une indemnisation autonome.

6. Une autre ambiguïté du tableau indicatif est qu'il précise que les montants forfaitaires qu'il suggère peuvent être retenus pour "les incapacités égales ou inférieures à 15 %".

On doit en déduire logiquement que les montants forfaitaires prévus par le tableau indicatif sont applicables uniquement pour les invalidités égales ou inférieures à 15 %. Au-delà de ce taux, la méthode du point, adoptée par le tableau indicatif, cesse d'être applicable.

Section II.- Les arguments de raison

§1/ Une méthode logique

7. Comment évaluer un préjudice qui s'étale dans le temps ?

A cette question simple la jurisprudence et la doctrine s'accordent pour apporter une réponse rationnelle, du moins lorsqu'il s'agit d'un préjudice passé.

Lorsque la victime a subi une invalidité temporaire totale pendant vingt jours, il est unanimement admis que l'indemnité doit correspondre à l'indemnité journalière (évaluée généralement à 25 €), multipliée par le nombre de jours d'invalidité totale (en l'espèce, 20). Personne ne s'offusque de voir l'indemnité journalière forfaitaire de 25 € multipliée par 20, pour aboutir à un résultat indiscuté de 500 €.

Lorsque la victime, après la consolidation, va subir une invalidité pendant 20 ans, la logique voudrait que l'on détermine le préjudice journalier ou annuel, pour allouer ensuite à la victime soit une rente indexée, soit un capital adéquat correspondant à la valeur mathématique de la rente qu'elle pourrait obtenir.

Sauf si l'on octroie une rente, le mécanisme du calcul, pour l'invalidité temporaire et pour l'invalidité permanente, est donc toujours le même, "à savoir la multiplication d'un montant forfaitaire par un facteur représentant la durée du préjudice" (cf. note 7) .

§2/ Les critiques

8. Le raisonnement ci-dessus, qui allie la logique et la simplicité, s'est attiré les foudres de certaines juridictions qui contestent parfois le recours à la méthode de la capitalisation, essentiellement pour deux motifs : l'arbitraire du calcul et l'inconsistance du montant de base.

A) L'argument de l'arbitraire

9. On décrète parfois que l'évaluation forfaitaire et la capitalisation seraient deux modes d'indemnisation inconciliables. La capitalisation d'un forfait constituerait une méthode "hybride", donnant une "fausse sécurité mathématique".

Est-il vraiment incohérent de procéder à un calcul de capitalisation à partir d'un montant de base qui est lui-même déterminé de manière forfaitaire ? Déguise-t-on ainsi, sous l'apparence d'un calcul précis, une somme qui constitue en fin de compte un forfait dénaturé ?

10. Il convient de distinguer l'évaluation du dommage et le calcul de l'indemnité. La capitalisation n'est pas une technique d'évaluation; c'est un simple mode de calcul de l'indemnité. "La capitalisation n'est donc pas une formule de réparation, mais un mode de calcul" (cf. note 8) . L'évaluation du dommage est normalement préalable au calcul de l'indemnité. Comment évaluer le dommage moral – temporaire ou permanent -, si ce n'est de façon forfaitaire ?

11. Pour le dommage moral (comme pour le préjudice ménager), le montant de base est généralement déterminé de façon forfaitaire. Serait-il concevable de procéder autrement ?

C'est tout aussi vainement que l'on fait valoir parfois que la capitalisation devrait être réservée aux situations dans lesquelles on dispose d'une base de calcul déterminée arithmétiquement, comme par exemple le salaire de la victime.

Quel salaire ? On connaît sans doute le salaire de la victime avant l'accident. On sait aussi que la réparation intégrale impose de replacer la victime dans la situation qui aurait été la sienne si l'accident ne s'était pas produit. On doit donc se demander quelles auraient été, si l'accident n'avait pas eu lieu, les rémunérations de la victime postérieurement à la consolidation ? Qui oserait dire que la détermination de cette rémunération future est une simple opération arithmétique ? La détermination de la rémunération de base a toujours et nécessairement un petit aspect "boule de cristal". Est-ce réellement plus rassurant que les forfaits admis pour le dommage moral ?

12. Le forfait de base pour le dommage moral n'est d'ailleurs pas arbitraire, puisqu'il existe, depuis la mise en oeuvre du tableau indicatif, un large consensus parmi les magistrats, les assureurs et les avocats, pour fixer à 25 € l'indemnité quotidienne pour une invalidité de 100 %.

Il n'y a rien d'incohérent à se fonder sur un montant généralement admis, pour effectuer un calcul tenant compte de la survie probable de la victime. Refuser cette méthode, c'est partir d'un chiffre totalement arbitraire en l'affectant d'un coefficient inconnu et à nouveau arbitraire. L'ex aequo et bono devient l'arbitraire au carré.

B) L'argument de l'accomodation

13. Les partisans de l'ex aequo et bono soulignent que les bases généralement adoptées pour l'évaluation du dommage moral pendant les incapacités temporaires ne peuvent être admises pour l'invalidité permanente. "Le dommage moral postérieur à la consolidation n'a pas la même nature que le choc émotionnel qui suit l'accident" (cf. note 9) . Rien ne justifie cette affirmation. Lorsque l'invalidité temporaire dure 18 mois, il est d'ailleurs difficile de parler d'un choc émotionnel s'étalant sur une aussi longue période.

14. Si l'on veut bien examiner attentivement l'invalidité de la victime et son évolution, on constate que le déficit fonctionnel peut sans doute être majeur dans les semaines qui suivent l'accident et s'améliorer progressivement au fil du temps. Il y a donc non un changement de nature, mais bien un changement de degré ou, si l'on préfère, de pourcentage. Lorsque la victime passe d'une invalidité temporaire de 30 % à une invalidité permanente de 25 %, est-il sérieux d'affirmer que le dommage a changé de nature ?

Un jugement l'a dit très clairement : "Le seul fait de la consolidation ne modifie pas la nature du préjudice"; il en déduit que "rien ne démontre qu'on s'habitue jamais vraiment au handicap permanent dont on reste atteint et que l'intensité du préjudice subi diminue certainement avec l'écoulement du temps" (cf. note 10) .

15. La thèse de l'accommodation a fait l'objet de critiques justifiées. "La consolidation marque (…) la fin des espoirs. Il est beaucoup plus léger de supporter une gêne que l'on sait temporaire, et que l'on voit rétrécir au fil des mois de revalidation, que de la savoir définitivement installée. Le fait de subir par ailleurs avec 50 ans d'avance les contraintes de la vieillesse ne justifie pas davantage une réduction sensible de la base d'évaluation" (cf. note 11) .

Plusieurs arrêts ont décidé que "il n'existe pas de raison de changer les bases d'évaluation pour calculer le préjudice futur, à moins qu'il soit démontré que ce préjudice futur sera moins important dans l'avenir", ou, dans une autre espèce, que "si le temps peut atténuer certaines douleurs morales et physiques, l'âge accentuera le sentiment de dépendance et de solitude" (cf. note 12) .

§3/ Avantages et inconvénients

16. Si l'on se place sur le terrain de l'opportunité et de la justice sociale, on doit comparer les avantages et les inconvénients de l'évaluation forfaitaire et de la capitalisation.

L'évaluation forfaitaire a un seul mérite : elle dispense le juge de réfléchir.

La capitalisation présente trois avantages qui ont été lumineusement exposés par Daniel de Callataÿ :

a) "la capitalisation contribue à une plus grande transparence de l'indemnisation, et, partant, à une meilleure sécurité juridique, en ramenant l'aléa de l'évaluation à une somme journalière plutôt qu'à un montant global. Elle permet, ce faisant, de donner une mesure plus tangible au dommage moral (temps par jour) qui donne la faculté d'en vérifier la modestie ou la générosité";

b) "La capitalisation du dommage moral constitue donc un instrument de lutte contre la sous-évaluation des préjudices graves, en même temps qu'elle fournit les balises empêchant la dérive d'évaluations forfaitaires hors normes";

c) "Elle offre en outre l'avantage de permettre l'exacte distinction du préjudice passé et du préjudice futur et de n'allouer d'intérêts que sur le seul préjudice passé, sans se heurter aux polémiques crispantes affectant le recours au splisting des intérêts en cas d'évaluation forfaitaire" (cf. note 13) .


17. Dans une société démocratique, il faut respecter l'égalité des victimes (cf. note 14) . Deux victimes, du même âge, du même sexe, ayant les mêmes lésions, devraient obtenir des indemnités identiques.

La méthode ex aequo et bono ne permet pas de respecter cette égalité. Lorsque l'on s'en remet à la sagesse (ou au nez ?) du juge, on oublie que si les juges sont sages (et ont tous un nez), ils n'ont ni la même sagesse ni … le même nez. Avec l'ex aequo et bono, l'inégalité est assurée.




Jean-Luc Fagnart
Avocat au barreau de Bruxelles - Association Thelius
Professeur à l’ULB



Notes:

(1) La présente étude est une version remaniée du texte publié dans le Forum de l’Assurance, 2007, n° 74, p. 81.

(2) Cass., 14 juin 1995, Pas., 1995, I, 627.

(3) Cass., 23 novembre 1976, Pas., 1977, I, 323.

(4) Voy. les décisions citées par D. DE CALLATAŸ, "Le paradoxe de la réparation : surévaluation des petites incapacités, sou- indemnisation des blessés graves" in Préjudices extra-patrimoniaux : vers une évaluation plus précise et une plus juste indemnisation", Liège, Jeune Barreau, 2004, pp. 215 et sv., spéc. p. 240, n° 27; - Voy. aussi les références citées par J. SCHRYVERS, "Les tables 2004", RGAR, 2007, n° 14216, note 14.

(5) G. WEZEl, "Rappel de quelques principes sur la réparation du dommage résultant du décès accidentel ou d'une atteinte à l'intégrité physique entraînant une incapacité", RGDC, 1988, 301 et sv., spéc. p. 309, n° 23.

(6) R.O. DALCQ, "Examen de jurisprudence", RCJB, 1995, 663; - D. DE CALLATAŸ, "L'évaluation et la réparation du préjudice corporel en droit commun", RGAR, 1994, n° 12286; - D. DE CALLATAŸ, "Le paradoxe de la réparation", op. cit., 239 et sv., nos 25 et sv.; - D. DE CALLATAŸ, "L'évaluation judiciaire des responsabilités", in Responsabilités. Traité théorique et pratique (sous la dir. de J.L. FAGNARt), Kluwer, 2002, dossier 54, p. 18; - J.L. FAGNART, "La responsabilité civile (examen de jurisprudence)", Dossiers JT, Larcier, 1997, 118-119; - J. SCHRYVERS, "Les tables 2004", RGAR, 2007, n° 14216-4; - M. VANDERWECKENE, "Nature et évaluation du dommage moral", in Assurance, roulage, préjudice corporel, CUP, 2001, 149 et sv., spéc. 169, n°s 19 à 24.

(7) J. SCHRYVERS, "Les Tables 2004", RGAR, 2007, n° 14216-4, verso.

(8) J. SCHRYVERS, op. cit., loc. cit.

(9) Pol. Namur, 15 novembre 2005, Forum de l’Assurance, 2007, n° 74, p.81.

(10) Corr. Liège, 22 janvier 2003, inédit, cité par D. DE CALLATAŸ, "Le paradoxe de la réparation", op. cit., 246, n° 32.

(11) D. DE CALLATAŸ, "Le paradoxe de la réparation", op. cit., 245, n° 31.

(12) Jurisprudence inédite citée par D. DE CALLATAŸ, "Le paradoxe de la réparation", op. cit., 247, n° 32.

(13) D. DE CALLATAŸ, "Le paradoxe de la réparation", op. cit., 240, n° 26.

(14) E. RIXHON et N. SIMAR, "Introduction : analyse critique du système d'évaluation et d'indemnisation en vigueur. Enjeux de la réflexion", in Préjudices extra-patrimoniaux : vers une évaluation plus précise et une plus juste indemnisation", Liège, Jeune Barreau, 2004, 7 et sv., spéc. p. 11, n° 2.




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