Introduction
De nombreux dirigeants d’entreprise exercent simultanément un mandat d’administrateur d’une société et une fonction salariée au sein de l’entreprise.
En pratique, le cumul est possible, mais il doit répondre à des conditions strictes afin d’éviter toute requalification ou contestation quant à la nature réelle des fonctions exercées.
Cette situation, appelée dualité des fonctions, soulève d’importantes questions tant en matière de droit du travail, de sécurité sociale et de régime de responsabilité.
Statuts sociaux : le travailleur salarié et le travailleur indépendant
Un dirigeant d’entreprise peut, selon les circonstances, exercer ses fonctions sous deux statuts distincts : d’une part, en qualité d’administrateur, dans le cadre d’un mandat social régi par le Code des sociétés et des associations (ci-après : le CSA), et d’autre part, en tant que travailleur salarié, lié à l’entreprise par un contrat de travail.
Pour rappel, le travailleur « salarié » est celui qui est lié à l’employeur par un contrat de travail. Le contrat de travail est celui par lequel un travailleur s’engage contre rémunération à fournir un travail sous l’autorité d’un employeur (Art. 2 et 3 de la loi du 3 juillet 1978 « relative aux contrats de travail »).
Le travailleur « indépendant » est toute personne physique, qui exerce une activité professionnelle en raison de laquelle elle n’est pas engagée dans les liens d’un contrat de travail (Art. 3, § 1er, de l’arrêté royal n° 38 du 27 juillet 1967 « organisant le statut social des travailleurs indépendants »). Il ressort de ce qui précède, que le statut de travailleur indépendant présente un caractère résiduaire ou supplétif, c.à.d. applicable par défaut en l’absence de contrat de travail.
En vertu de l’article 3, §1er, de l’arrêté royal n° 38 du 27 juillet 1967 « organisant le statut social des travailleurs indépendants », toute personne physique qui exerce une activité professionnelle à caractère lucratif, susceptible de générer des revenus, est présumée relever du régime des travailleurs indépendants, sauf preuve contraire. Il s’agit d’une présomption réfragable.
Mandat d’administrateur : principe d’exclusion du contrat de travail
Il est admis, en vertu du principe de révocabilité à tout moment du mandat d’administrateur, appelée révocabilité « ad nutum », qu’un administrateur, en cette qualité, ne peut pas exercer dans le cadre d’un contrat de travail (Art. 5:70 du Code des Société et Associations (ci-après : CSA); Art. 6:58 du CSA du CSA pour les S.C., Art. 7:85 du CSA pour les SA).
Cette règle vaut tant pour le membre d’un conseil d’administration, pour l’administrateur unique, pour un membre d’un conseil de surveillance ou de direction.
Dès lors, on considère donc que ces personnes doivent adopter le statut social du travailleur indépendant.
Mandat d’administrateur et cumul avec une autre fonction : possibilité de conclure un contrat de travail pour l’exercice de cette autre fonction
Pour la Cour de Cassation, le dirigeant d’entreprise pourra néanmoins exercer une fonction sous couvert d’un « contrat de travail » s’il peut justifier que, dans l’exécution de celle-ci, les trois conditions suivantes sont remplies :
- Il n’intervient pas en qualité d’organe d’administrateur de la société ;
- Il agit dans le cadre d’un lien de subordination ;
- Il perçoit une rémunération distincte de celle du mandat d’administrateur ;
Pourront donc – notamment - être exercées dans le cadre d’un contrat de travail, les fonctions de directeur général, de directeur commercial, de directeur opérationnel, de directeur des ressources humaines, de directeur financier ainsi que toute autre fonction de direction, s’ils démontrent que les trois conditions précitées sont remplies (Cass., 22 janvier 1981, Bull., 1981, p. 543 ; Cass., 30 mai 1988, Bull., 1988, p. 1169).
En l’absence d’une description de fonctions clairement distincte, d’un lien de subordination réel dans l’exécution du contrat de travail, ou lorsque le mandat d’administrateur est exercé à titre gratuit, il convient d’être particulièrement vigilant quant à la qualification exacte de la relation juridique (voyez ci-dessous).
Le cas spécifique du délégué à la gestion journalière
L’interdiction d’être lié par un contrat de travail, telle qu’édictée par le CSA, vise les mandats d’administrateurs de la société, et ne vise donc pas directement les personnes chargées de la gestion journalière.
Les actes et décisions de gestion journalières visent : ceux qui n’excèdent pas les besoins de la vie quotidienne de la société ainsi que ceux qui, soit en raison de l’intérêt mineur qu’ils représentent soit en raison< de leur caractère urgent, ne justifient pas l’intervention de l’organe d’administration (Voyez Art. 5:79, 6:67, 7:121, 9:10 et 11:14, du CSA).
Les dirigeants d’entreprise pourront donc exercés des actes et décisions de gestion journalière dans le cadre d’un contrat de travail.
Dualité des fonctions : conséquences juridiques
L’environnement légal régissant les fonctions de dirigeant salarié et d’administrateur est différent.
Contrairement aux salariés, le mandat d’administrateur n’est pas soumis au droit du travail et n’est pas protégé par les règles relatives à la rémunération, aux conditions de travail ou au licenciement. Ainsi, la fin du contrat de travail n’entraîne pas automatiquement la fin du mandat d’administrateur, et inversement.
Le régime de responsabilité est distinct : celle de l’administrateur est fondée sur la faute dans le cadre de ses missions de direction et de représentation de la société, appréciée par rapport à la mission définie par le CSA, tandis que celle du salarié est déterminée par la loi relative au contrat de travail.
D’un point de vue de la sécurité sociale, le dirigeant pourra cumuler : le statut social d’indépendant pour son mandat d’administrateur ; le statut de travailleur salarié pour sa fonction exercée dans le cadre du contrat de travail. Un double assujettissement aux régimes de sécurité sociale des travailleurs salariés et des travailleurs indépendant est donc parfaitement envisageable, sauf exceptions.
L’environnement fiscal des deux statuts est également différent.
Mandat d’administrateur exercé à titre gratuit : exception de l’assujettissement au statut social indépendant
Selon l’article 2 de l’Arrêté royal du 19 décembre 1967 « portant règlement général d’exécution de l’arrêté royal n° 38 du 27 juillet 1967 organisant le statut social des travailleurs indépendants », un administrateur ne sera pas considéré comme assujetti au statut social des travailleurs indépendants, si le mandat d’administrateur est exercé à titre gratuit.
Cette règle permet donc de déroger au principe de cumul des statuts de sécurité sociale entre mandat d’administrateur et contrat de travail.
Pour bénéficier de cette exception, la gratuité du mandat doit être formellement établie :
• Par les statuts de la société,
• Ou par une décision expresse de l’organe d’administration,
• Et doit correspondre à la réalité de l’exercice effectif du mandat.
En l’absence d’une telle démonstration, le mandat sera considéré comme rémunéré, et le dirigeant sera donc assujetti au régime social des indépendants pour son mandat d’administrateur.
Dans le cadre d’un mandat d’administrateur exercé à titre gratuit, que ce soit au sein d’une société de management créée par le dirigeant ou dans le cadre d’une société patrimoniale, il convient d’être particulièrement vigilant quant aux conséquences juridiques de ce mandat, tant en termes de sécurité sociale qu’en termes fiscaux.
Risques de requalifications
La « fausse indépendance » désigne la situation dans laquelle un dirigeant d’entreprise, exerçant sous le statut d’un travailleur indépendant, se trouve, dans les faits, soumis à un lien d’autorité (contrôle hiérarchique) comparable à celui d’un travailleur salarié. La relation pourra être considérée comme relevant du statut salarié.
Si ce risque de requalification en contrat de travail peut, a priori, apparaître moins évident pour des dirigeants d’entreprises, il n’est toutefois pas inexistant, y compris lorsque l’activité professionnelle à caractère lucratif est exercée au travers d’une société de management.
Moins connu, le phénomène du « faux salariat » existe également. Un dirigeant pourrait être qualifié de faux salarié lorsqu’il bénéficie d’un contrat de travail, qui par exemple peut avoir été conclu pour obtenir une couverture sociale plus avantageuse (on pense notamment aux allocations de chômage), alors qu’il exerce dans les faits ses fonctions en l’absence d’un lien d’autorité. La relation pourra être considérée comme relevant du statut d’indépendant.
La requalification entraîne des conséquences multiples qui peuvent être civiles (régularisation des rémunérations, cotisations et impôts selon le régime applicable ; remise en cause des protections contractuelles ou acquisition de droits ; nullité de certaines conventions ; etc.), pénales ou administratives (sanctions prévues par les autorités compétentes, amendes et redressements).
Conclusion
Le cumul d’un mandat d’administrateur et d’une fonction salariée au sein d’une entreprise ou d’un groupe est possible, mais il implique de faire des distinctions importantes. La coexistence de ces deux statuts nécessite donc une organisation claire des fonctions, une description précise des missions et, le cas échéant, la preuve de la gratuité du mandat d’administrateur. Compte tenu des risques liés à la dualité des fonctions et à la requalification, une analyse préalable et approfondie de la situation juridique du dirigeant d’entreprise par un expert est recommandée, avant toute décision ou modification contractuelle.
Tanguy Gillain
Avocat spécialisé en droit du travail
Associé au sein du cabinet "van Cutsem Wittamer Marnef"
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