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Facebook condamné par la justice belge : faut-il craindre d’être « pisté » ?

Elise Degrave

Lundi 18.01.16

Pour la première fois, Facebook est condamné par la justice belge à cesser certaines pratiques illégales, à la suite d’un recours introduit par la Commission de la protection de la vie privée. Cette décision a été rendue par le Tribunal de première instance de Bruxelles, le 9 novembre 2015. Il est reproché à Facebook d’utiliser des logiciels espions, appelés « cookies », pour épier les personnes qui n’ont pas de compte Facebook.

1. De quoi s’agit-il ?

Concrètement, si une personne se connecte à une page Facebook – pour consulter, par exemple, la page web d’un restaurant – ou surfe sur un site qui contient un lien à Facebook – tel qu’un bouton « j’aime » –, Facebook place sur l’ordinateur de cette personne un cookie qui lui permet d’être informé des pages web consultées par la personne en question et ce, même si cette dernière n’a pas de compte Facebook et n’a pas cliqué sur le bouton « j’aime ».

L’objectif est, comme souvent, de créer des profils de consommateurs. Par exemple, grâce à l’identification des pages web consultées, on peut constater que telle adolescente de 17 ans s’intéresse au maquillage, achète des vêtements chez H&M et est tentée par certains concerts au Palais 12 du Heysel. Ces informations seront ensuite revendues à des sociétés de marketing pour faire de la publicité très ciblée de maquillage, de vêtements et de concerts.

Chaque utilisateur de Facebook peut d’ailleurs constater cette réalité en cliquant sur l’onglet Confidentialité > Plus de paramètres > Publicité > Publicité basée sur mes préférences.

La publicité ciblée permet à Facebook de réaliser un important chiffre d’affaire. Rien qu’en 2014, Facebook a touché 28,68 dollars par utilisateur aux États-Unis et au Canada, et 11,6 dollars en Europe.

2. Mais, en définitive, est-ce si problématique d’être « pisté » ?

Nombre d’entre nous affirment ne pas être dérangés par ce type de pratique, au motif qu’ils n’ont « rien à cacher ».

Est-ce naïf de penser de cette façon ? Non. La société contemporaine est caractérisée par la communication, le partage de l’information, l’utilisation d’applications et de sites internet qui facilitent la vie au quotidien, au niveau administratif, commercial, bancaire, etc. Dans ce contexte, il y a lieu d’admettre que certaines de nos données à caractère personnel doivent circuler.

On ne peut plus, en effet, interpréter le droit fondamental à la vie privée exclusivement sous l’angle défensif, comme étant le droit de cacher toutes nos informations. La vie privée, dans le contexte actuel, doit être envisagé comme le droit à la transparence, c’est-à-dire le droit de savoir que ce qu’il advient des données que nous communiquons à des tiers et, avant cela, le droit de savoir que nos données sont collectées.

C’est d’ailleurs ce dernier point que n’a pas respecté Facebook en collectant des données à l’insu des internautes concernés, qui se sont sentis piégés, raison pour laquelle la Commission de la protection de la vie privée a, tout à fait à juste titre selon nous, intenté le recours précité.

3. Concrètement, il importe que les sociétés qui collectent les données des citoyens et les réutilisent ensuite mettent en place des outils qui permettent aisément aux personnes concernées de voir quelles données sont collectées et l’usage qui en est fait.

Plus encore, il y a lieu que chacun puisse demander, en ligne, l’effacement desdites données s’il le souhaite. En effet, si des informations ont été fournies à un moment précis, on ne souhaite nécessairement les voir encore circuler des mois, voire des années plus tard.

C’est pourquoi, l’article 12 la loi du 8 décembre 1992 sur la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel dispose que chaque personne peut s’opposer, gratuitement et sans justification, à l’utilisation de ses données à des fins de marketing direct.

Des outils orientés vers cet objectif existent déjà mais ils sont peu nombreux. Ceux qui existent demeurent peu connus et/ou assez fastidieux d’utilisation. Par exemple, Google permet aux utilisateurs d’accéder aux données que le géant du Net conserve à leur sujet. Il y lieu d’aller sur le site https://www.google.com/settings/takeout. Les outils de ce type doivent être multipliés et simplifiés pour donner une réelle effectivité au droit d’accès de chacun à ses données.

4. Bien souvent, ceux qui prennent la peine de s’informer sur la collecte et la réutilisation de leurs données par les sociétés privées, notamment via l’outil précité, ressentent un sentiment étrange à la lecture des résultats. On aperçoit que l’ordinateur en sait plus que nous sur notre propre passé puisqu’il a une mémoire infaillible tandis que la nôtre efface d’elle-même certains souvenirs trop pénibles par exemple.
L’ordinateur en sait également plus que nous sur notre avenir, grâce à l’utilisation de puissants calculs statistiques, appelés algorithmes, qui permettent d’anticiper nos comportements.

5. Si ce constat provoque une certaine gêne, c’est probablement parce que, même sans adopter d’attitudes répréhensibles, nous ressentons tous le besoin de nous mettre à l’abri de certains regards, à certains moments. De la même façon que nous avons envie, un temps, de fermer les rideaux de nos fenêtres.

Il y a va d’une condition nécessaire pour le développement spontané de chacun, le plein épanouissement personnel supposant que chaque individu ait tant la possibilité de s’isoler que celle d’interagir avec autrui.

Ainsi, la vie privée apparaît d’emblée comme la condition des autres libertés.

C’est l’idée que, « to respect, love, trust, feel affection for others and to regard ourselves as the objects of love, trust and affection is at the heart of our motion of ourselves as persons among persons, and privacy is the necessary atmosphere for these attitudes and actions, as oxygen is for combustion » (C. Fried, « Privacy », Yale Law Journal, 1968, vol. 77, pp. 477 et 478).

6. Facebook, comme bien d’autres sociétés privées actives sur internet, offre des avantages dont il n’y a pas lieu de se priver catégoriquement. Il importe néanmoins de saisir ces potentialités de manière consciente et responsable, en exigeant qu’un équilibre soit trouvé entre, d’un côté, ces sociétés qui fondent leur puissance sur la collecte et l’utilisation lucratives des données des citoyens et, de l’autre, les individus concernés, qui doivent au moins pouvoir disposer des outils nécessaires pour garder la maîtrise de leur image informationnelle.

Comme l’illustre la récente condamnation de Facebook, la Commission de la protection de la vie privée est allié précieux des citoyens pour ce type de préoccupation.



Elise Degrave
Professeure à l’Université de Namur
Experte en droit des technologies (Crids-Chaire E-gouvernement)



Note:

Cet article a été publié sur Justice en ligne le 13 janvier 2016.






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