Imprimer cet article


Les assureurs condamnés à discriminer les femmes

Par Jean-Luc Fagnart

Jeudi 02.10.14




1. C’est la solution qui se déduit de l’arrêt prononcé le 3 septembre 2014 par la Cour de justice de l’Union européenne (cf. Note 1) .


A/ Les faits :

2. Un homme, victime d’un accident du travail, a obtenu pour son incapacité permanente une indemnité capitalisée suivant les tables de mortalité applicables aux hommes. Ayant constaté que ce capital est inférieur à celui qui aurait été versé à une femme du même âge se trouvant dans une situation comparable, il a intenté un recours à l’égard du Ministère des Affaires sociales et de la Santé de Finlande.

La Cour administrative suprême de Finlande a posé une question préjudicielle portant sur l’interprétation de l’article 4 de la Directive 79/7CEE du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale.

La question principale est de savoir si cet article doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale prévoyant, pour le calcul d’une prestation sociale légale versée en raison d’un accident du travail, l’application, comme facteur actuariel, de la différence d’espérance de vie entre les hommes et les femmes, lorsque l’application de ce facteur conduit à ce que la réparation versée en une seule fois au titre de ladite prestation est inférieure, lorsqu’elle est allouée à un homme, à celle que percevrait une femme du même âge qui se trouverait dans une situation similaire.

La Cour de justice a répondu par un arrêt du 3 septembre 2014.


B/ L’arrêt :

3. Le gouvernement finlandais avait fait observer - judicieusement, semble-t-il, - que la différenciation en fonction du sexe est nécessaire pour éviter de défavoriser les femmes par rapport aux hommes. « En effet, les femmes ayant statistiquement une espérance de vie plus élevée, l’indemnité qui vise à réparer forfaitairement le préjudice subi pour la durée de la vie résiduelle de la personne lésée, devrait être plus élevée pour les femmes que pour les hommes. Par conséquent, il n’y (a) pas de discrimination entre les hommes et les femmes » (point 30). Le gouvernement finlandais soulignait que « la différence du montant de cette indemnité selon le sexe du travail concerné peut être justifiée par la différence objective d’espérance de vie moyenne des hommes et des femmes. Toute autre solution conduirait à défavoriser les femmes, dont l’espérance de vie est supérieure à celle des hommes » (point 36).
La Cour de justice condamne toute référence aux statistiques. Elle considère que le calcul d’un capital indemnitaire « ne saurait s’effectuer sur la base d’une généralisation relative à l’espérance de vie moyenne des hommes et des femmes ». Selon l’arrêt, « une telle généralisation est susceptible de conduire à un traitement discriminatoire des assurés de sexe masculin par rapport à ceux de sexe féminin. En outre, la prise en compte de données statistiques générales, selon le sexe, se heurte à l’absence de certitude qu’une assurée ait toujours une espérance de vie supérieure à celle d’un assuré du même âge placé dans une situation comparable » (points 37 et 38).

L’arrêt conclut sur ce point que le droit communautaire s’oppose à une réglementation nationale « prévoyant, pour le calcul d’une prestation sociale légale versée en raison d’un accident du travail, l’application, comme facteur actuariel, de la différence d’espérance de vie entre les hommes et les femmes, lorsque l’application de ce facteur conduit à ce que la réparation versée en une fois au titre de ladite prestation est inférieure, lorsqu’elle est allouée à un homme, à celle que percevrait une femme du même âge qui se trouve dans une situation similaire » (point 40).


C/ Appréciation :

4. L’arrêt du 3 septembre 2014 s’inscrit dans la ligne de l’arrêt « Test-Achats » (cf. Note 2) .

Il est permis de penser que cet arrêt est difficilement compréhensible. Il rappelle à juste titre que, suivant la jurisprudence constante de la Cour, « le principe d’égalité de traitement exige que (…) des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié » (pt 28). L’espérance de vie des femmes et des hommes est objectivement différente. Le principe d’égalité de traitement voudrait que l’on tienne compte de cette différence objective et que les femmes, dont le risque de mortalité est moindre, puissent, notamment pour une assurance du solde restant dû, payer des primes moindres que celles des hommes. L’arrêt refuse de tenir compte de la réalité et impose, au nom de l’égalité, un traitement vraiment discriminatoire. Il n’est pas étonnant que cet arrêt ait fait l’objet de critiques multiples (cf. Note 3) .

5. Dans ses conclusions précédant l’arrêt du 3 septembre 2014, Madame l’Avocat général Kokott déclarait : « Le fait que les femmes aient, statistiquement parlant, une espérance de vie supérieure à celle des hommes, est connu ». Toutefois, l’arrêt condamne les statistiques. Il s’oppose à « une généralisation relative à l’espérance de vie moyenne des hommes et des femmes ». Il relève à cet égard qu’il n’y pas de certitude qu’une femme déterminée ait toujours une espérance de vie supérieure à celle d’un homme du même âge, placé dans une situation comparable.

L’arrêt oublie peut-être qu’il n’y a pas de certitude qu’une femme déterminée ait toujours une espérance de vie supérieure à celle d’une autre femme du même âge ! Au niveau individuel, l’espérance de vie est toujours d’une incertitude absolue. Cette incertitude interdit tout calcul de capitalisation et tout calcul des réserves que l’assureur doit constituer. Si le recours aux statistiques est interdit, l’assurance devient techniquement impossible.
Bien que l’arrêt ne le dise pas, on peut supposer qu’il aurait toléré « une généralisation relative à l’espérance de vie moyenne des hommes et des femmes », pour autant que l’on gomme des statistiques toute référence au genre. La Cour de justice veut-elle imposer une table « unisexe » ? Une telle table impose un traitement globalement discriminatoire à l’égard des femmes, puisqu’objectivement l’espérance de vie moyenne des femmes est supérieure à celle des hommes. Il en résulte que l’utilisation d’une table unisexe conduit à allouer en moyenne aux femmes un capital qui sera souvent insuffisant pour couvrir effectivement leur dommage pendant toute la durée de leur survie moyenne.

Pour les dogmatiques, si la réalité n’est pas conforme au dogme, c’est la réalité qui a tort.

6. Un jour viendra où les femmes formeront un recours contre l’Union européenne ou les Etats membres qui, au nom du dogme de l’égalité, leur imposent un traitement discriminatoire en fait et bafouent ainsi l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme.




Jean-Luc Fagnart
Avocat, Scrl Thelius
Professeur émérite à l’ULB



Notes:

(1) CJUE, 3 septembre 2014, aff. C-318/13, http://curia.europa.eu, avec les conclusions de Mme l’Avocat général J. Kokott.


(2) C.J.U.E. (gr.ch.), 1er mars 2011, n° C-236/09, Test-Achats c/ Conseil des ministres, Rec., 2011, I, 773, concl. J. Kokott ; For.ass., 2011, 69, note P. DOYEN ; JT, 2011, 342, note Y. THIERY ; RGAR, 2011, n° 14739, note P. MOREAU ; Bull.ass., 2011, 176, note J.C. ANDRÉ-DUMONT ; Rev.gén.dr.ass., 2011, 851, note G. PARLEANI.


(3) J.C. ANDRE-DUMONT, « La justice tarifaire sera-t-elle sacrifiée sur l’autel de la sacrosainte égalité hommes-femmes ? », Bull.ass., 2011, 180 et s. ;- J. KULLMANN, « Le cabinet de curiosités de l’assurance », in Liber Amicorum Herman Cousy, Anvers, Cambridge, Intersentia, 2011, 173 et s., spéc. 180-181 ;- L. MAYAUX, « Coup de tonnerre : la C.J.U.E. prohibe toute discrimination fondée sur le sexe », JCP, 2011, 465 ;- L. MAYAUX, « Assurance et mixité », in Liber Amicorum Herman Cousy, op.cit., 239-245 ;- G. PARLEANI, « L’égalité entre hommes et femmes dans le secteur de l’assurance : quand une différence objective devient une discrimination illicite », Rev.gén.dr.ass., 2011, 855 et s. ;- Y. THIERY, « Des femmes, des hommes et des assurances : revisie door Hof van Justitie », in Liber Amicorum Herman Cousy, op.cit., 279-290.


Source : DroitBelge.Net - Actualités Juridiques - 2 octobre 2014


Imprimer cet article (Format A4)

* *
*


Bookmark and Share