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Trabelsi c. Belgique : l’interdiction des traitements inhumains et dégradants et le respect des mesures provisoires valent également à l’égard des terroristes

Philippe Frumer

Mardi 30.09.14

Le 4 septembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la Belgique avait manqué à ses engagements au regard de la Convention européenne des droits de l’homme en extradant M. Nizar Trabelsi vers les États-Unis.
Bien que le cas de M. Trabelsi ait été largement médiatisé, il est utile d’en rappeler brièvement les principaux antécédents et d’expliquer les motifs juridiques de la condamnation de l’État belge.

Philippe Frumer, chargé de cours à l’Institut supérieur des traducteurs et interprètes (ISTI), s’en charge ci-après. Il montre aussi les dangers d’une mise en cause des mesures provisoires prises par la Cour européenne des droits de l’homme.


1. L’intéressé, de nationalité tunisienne, fut condamné à une peine de dix ans d’emprisonnement par la justice belge, au début des années 2000, du chef de diverses infractions en relation avec des faits de terrorisme, parmi lesquelles une tentative de détruire par explosion la base militaire de Kleine-Brogel.
Alors que M. Trabelsi purgeait encore sa peine, il fit l’objet d’une demande d’extradition de la part des États-Unis, fondée sur un mandat d’arrêt décerné par la District Court of Columbia, en raison de son implication présumée dans diverses activités terroristes inspirées par le mouvement Al Qaeda. La demande d’extradition précisait que, pour deux des quatre chefs d’accusation, M. Trabelsi était passible de la peine d’emprisonnement à perpétuité.

C’est la manière dont la Belgique a donné suite à cette demande d’extradition qui est au cœur de l’arrêt de la Cour européenne.


2. Pour en comprendre la portée, il faut insister sur une jurisprudence constante de la Cour de Strasbourg. En effet, il est bien établi que les États liés par la Convention européenne des droits de l’homme – 47 à l’heure actuelle – ne peuvent éloigner un individu vers un État, même non partie à cette Convention, où celui-ci courrait un risque réel de subir des atteintes graves à ses droits et libertés, en particulier des traitements mettant en cause son intégrité physique ou mentale. L’exemple classique est celui de l’extradition d’une personne vers un État où celle-ci risque de se voir infliger la peine de mort, alors que cette dernière est à l’heure actuelle considérée comme contraire à la Convention européenne des droits de l’homme.


3. En quoi l’extradition de M. Trabelsi était-elle susceptible de l’exposer à un tel risque ? Était ici en cause la disposition de la Convention européenne prohibant la torture, les peines ou traitements inhumains ou dégradants. La Cour européenne n’a cessé de rappeler la portée absolue de cette interdiction : tout en reconnaissant qu’il est légitime que les États fassent preuve de la plus grande fermeté dans la lutte contre le terrorisme, il ne saurait être question de prendre en compte les agissements de la personne concernée, aussi grave soient-ils, pour accepter un infléchissement de cette prohibition.


4. Plus précisément, c’est le caractère incompressible de la peine perpétuelle à laquelle M. Trabelsi risquait d’être condamné par les juridictions américaines, qui a amené la Cour européenne à conclure à l’existence d’un risque réel de traitement inhumain ou dégradant. L’on se souviendra qu’en matière de peines perpétuelles incompressibles, la Cour européenne avait rendu en 2013 un important arrêt. En effet, dans son arrêt Vinter c. Royaume-Uni, la Cour européenne estimait contraire à l’interdiction des peines ou traitements inhumains ou dégradants l’infliction d’une peine perpétuelle sans que soit offerte au condamné la possibilité d’utiliser une voie de droit permettant une révision de la peine, le privant de la sorte de la moindre perspective d’une libération à terme.


5. A la différence de M. Vinter, M. Trabelsi n’avait certes pas encore été condamné à une peine perpétuelle incompressible. Il existait toutefois un risque réel qu’il le fût en cas d’extradition vers les États-Unis. Deux éléments ont conduit la Cour européenne à cette conclusion. D’une part, ce pays n’avait pas fourni à la Belgique l’assurance précise que M. Trabelsi ne serait pas condamné à une peine perpétuelle incompressible. D’autre part, aucune des possibilités qu’offrait le droit américain en vue de réduire les peines perpétuelles ne s’apparentait à un véritable mécanisme de réexamen de ces peines. Par conséquent, dès lors que la peine perpétuelle que M. Trabelsi pouvait encourir aux États-Unis n’était pas compressible, son extradition constituait un traitement inhumain ou dégradant.


6. La Cour européenne a retenu une deuxième violation à charge de la Belgique dans son arrêt Trabelsi. En effet, dès l’adoption de l’arrêté ministériel d’extradition de M. Trabelsi vers les États-Unis, la Cour européenne avait indiqué au Gouvernement belge, à titre de mesure provisoire, qu’il y avait lieu de ne pas l’extrader avant l’issue de la procédure devant elle. Dès lors que la Belgique n’en avait guère tenu compte, la Cour a considéré qu’elle avait entravé le droit de recours individuel de M. Trabelsi.


7. Les mesures provisoires adoptées par la Cour européenne, singulièrement dans le contentieux de l’éloignement des étrangers, visent à sauvegarder les droits et libertés des requérants sans préjuger de l’issue de la procédure à Strasbourg. L’on conçoit aisément que, lorsque la vie ou l’intégrité d’une personne est en jeu, il y a lieu de ne pas créer une situation potentiellement irréversible. Or, depuis un arrêt de 2005, la Cour européenne considère que les mesures provisoires indiquées aux parties ont un caractère contraignant.
Le non-respect de cette mesure dans l’affaire Trabelsi explique sans doute en partie le montant – assez important – de la somme allouée au requérant à titre de réparation du dommage moral subi.


8. L’affaire Lambert c. France, actuellement soumise à la Cour européenne pourrait, dans un tout autre domaine, poser une question similaire.

L’on se souviendra qu’à la suite d’un accident, M. Lambert avait subi un traumatisme crânien l’ayant rendu tétraplégique et complètement dépendant. Alors qu’au début 2014, son médecin avait décidé de mettre fin à son alimentation et à son hydratation conformément à la loi française, certains membres de sa famille, après avoir épuisé les voies de recours en France, ont introduit un recours devant la Cour européenne pour faire juger que l’arrêt de l’hydratation et de l’alimentation artificielles de leur proche serait contraire à la Convention européenne. Afin de ne pas créer de situation irréversible, la Cour européenne a décidé de suspendre provisoirement l’arrêt du Conseil d’État français ayant autorisé l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation de M. Lambert.

Dans un texte publié sur le site internet du journal Le Monde le 5 septembre dernier (texte ici), un Collectif d’élus et de personnalités de la société civile suggère, en des termes à peines voilés, de « désobéir » à la demande de mesure provisoire de la Cour européenne pour ne pas prolonger le calvaire de M. Lambert.

Si l’on peut comprendre – et partager – les préoccupations que véhicule l’avis de ce collectif, on ne peut que se montrer pour le moins réservé face à cet « appel à la désobéissance ». En effet, il est indiscutable que les mesures provisoires qu’indique la Cour européenne sont obligatoires. Tout appel à les méconnaître constituerait bel et bien, n’en déplaise aux signataires de cet appel, une incitation à bafouer le droit et donnerait un très mauvais signal aux autres États parties à la Convention européenne, singulièrement à ceux qui se sont déjà illustrés en procédant à des expulsions ou à des extraditions d’étrangers en dépit de mesures provisoires en sens contraire…


9. Signalons enfin qu’à ce stade, l’arrêt Trabelsi n’est pas définitif. Le Gouvernement belge dispose de trois mois pour demander un renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour (17 juges). Si tel est le cas, un collège de cinq juges examinera s’il y a lieu de donner suite à cette demande.


Philippe Frumer



Note:

Cet article a été publié sur Justice en ligne le 29 septembre 2014.









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