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L´interdiction des ventes à perte est contraire au droit européen

Par Jean-Sébastien Lenaerts

Mardi 09.04.13

Après l’interdiction des offres conjointes et des annonces de réduction de prix en période de présoldes, c’est désormais au tour de l’interdiction de la vente à perte d’être sanctionnée par la Cour de Justice.

L’article 101, § 1er de la loi du 6 avril 2010 relative aux pratiques du marché et à la protection du consommateur (LPMC) interdit à toute entreprise, sous réserve des exceptions visées par l’article 102 de la loi, d'offrir en vente ou de vendre des biens à perte, la vente à perte étant définie comme « toute vente à un prix qui n'est pas au moins égal au prix auquel l'entreprise a acheté le bien ou que l'entreprise devrait payer lors du réapprovisionnement, après déduction des éventuelles réductions accordées et définitivement acquises ».

La législation belge prévoit donc une interdiction de principe de vendre des biens à perte. Or, la directive 2005/29/CE relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur, directive d’harmonisation maximale, ne connait aucune interdiction générale de vendre des biens à perte.

Saisi d’une action en cessation introduite par un opérateur économique reprochant à un concurrent de vendre des appareils photographiques à perte, le tribunal de commerce de Gand a interrogé, à titre préjudiciel, la Cour de Justice quant à la compatibilité de l’article 101 LPMC avec la directive.

Dans son ordonnance du 7 mars 2013, la Cour considère que l’interdiction de la vente à perte n’est pas compatible avec le droit européen (cf. Note 1) . Le raisonnement adopté par la Cour est identique à celui adopté dans ses précédentes décisions : la Cour constate d’abord que la pratique incriminée entre bien dans le champ d’application de la directive, dès lors qu’elle constitue une « pratique commerciale » au sens de l’article 2, d) et qu’elle a pour objectif de protéger les consommateurs. Rappelant que la directive interdit aux Etats membres de prendre des mesures plus restrictives que celle prévues par la directive, la Cour constate que l’interdiction de la pratique consistant à vendre un bien à perte ne fait pas partie de la liste des pratiques qui sont interdites par la directive en toutes circonstances. Par conséquent, le caractère déloyal de la vente à perte doit être analysé au cas par cas et ne peut faire l’objet, comme c’est le cas en droit belge, d’une interdiction pure et simple.

Peut-on pour autant affirmer sans crainte que les entreprises sont désormais autorisées, en dehors des exceptions prévues à l’article 102 LPMC (liquidations, soldes, etc.), à vendre des biens à perte ? Rien n’est moins sûr…

Les acteurs économiques concernés ont encore certainement en mémoire l’imbroglio causé par les déclarations du gouvernement qui ont suivi l’arrêt de la Cour de cassation du 2 novembre 2012 (cf. Note 2) . Dans cet arrêt, après avoir posé une question préjudicielle à la Cour de Justice, la Cour de cassation a considéré que l’interdiction des annonces de réduction de prix en période de présoldes était contraire à la directive 2005/29 pour les mêmes raisons que celles qui ont récemment amené la Cour de Justice à censurer l’interdiction des ventes à perte (cf. Note 3) . L’arrêt étant prononcé quelques jours avant le début de la période de présoldes, le SPF Economie faisait rapidement savoir dans un communiqué, pour des motifs sans doute peu convaincants, qu’en dépit de l’arrêt de la Cour l’interdiction des annonces de réduction de prix en période d’attente (présoldes) était maintenue et que les infractions seraient toujours verbalisées.

Se dirige-t-on pour l’interdiction des ventes à perte vers un même état de confusion ? On peut le craindre. S’il exact que la Cour de Justice a affirmé dans son ordonnance que l’interdiction visait également à protéger les consommateurs, ce constat de la Cour n’était dicté que par le libellé de la question posée par le tribunal de commerce de Gand, qui a lui-même considéré que l’article 101 LPMC « vise notamment à protéger les intérêts des consommateurs ». Or, et la Cour l’a rappelé à plusieurs reprises dans le cadre d’affaires similaires, il ne lui appartient pas d’apprécier l’interprétation des dispositions du droit national ou de juger si l’interprétation que la juridiction nationale en donne est correcte. La Cour est donc partie du principe que l’interdiction des ventes à perte vise notamment à protéger les intérêts des consommateurs.

Cette interprétation du tribunal de commerce de Gand ne fera certainement pas l’unanimité. Certains n’hésiteront sans doute pas à soutenir que l’interdiction des ventes à perte n’a pas pour finalité de protéger les consommateurs, mais uniquement les concurrents. A première vue, il apparait en effet difficilement concevable de considérer qu’une vente à perte d’un bien par une entreprise est susceptible de porter atteinte aux intérêts des consommateurs, bien heureux au contraire de pouvoir acquérir ce bien à un prix défiant toute concurrence. D’autres à l’inverse, se basant sur l’objectif poursuivi par le législateur lors de l’introduction de l’interdiction (objectif rappelé dans les travaux préparatoires de la LPMC (cf. Note 4) ), seront d’avis que cette interdiction, en plus de protéger les concurrents, protège également les consommateurs contre la pratique du « prix d’appel », qui consiste à vendre un bien à perte pour attirer le consommateur et tenter de lui vendre également un autre bien, vendu cette fois avec une marge bénéficiaire. A l’instar de l’interdiction des annonces de réduction de prix en période d’attente, un débat va indéniablement voir le jour quant au critère qui permet de déterminer l’intérêt protégé par la mesure : finalité déclarée par le législateur, avec le risque d’avoir des réglementations disparates au sein de l’Union, ou intérêts effectivement et concrètement protégés par la mesure ?

Quoiqu’il en soit, l’ordonnance de la Cour de Justice est un nouveau coup dur pour la LPMC dont la jeune existence est décidément bien chahutée. Il est grand temps que le législateur prenne ses responsabilités et, dans un souci évident de sécurité juridique, mette rapidement un terme aux zones d’ombre qui entourent de trop nombreuses pratiques réglementées par la LPMC.



Jean-Sébastien LENAERTS
js.lenaerts@avocat.be
Avocat au barreau de Bruxelles,
Assistant à l’U.L.B.



Notes :

1. C.J.U.E., 7 mars 2013, C-343/12, Euronics Belgium / Kamera Express.
2. Cass., 2 novembre 2012, J.T., 2013, p. 219 et obs. J.-S. Lenaerts.
3. Voy. notre précédente actualité : http://www.droitbelge.be/news_detail.asp?id=722
4. Doc. Parl., Ch., 28 décembre 2009, 2340/001, p. 28.


Source : DroitBelge.Net - Actualités - 9 avril 2013


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