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Marques: la CJCE nous en fait voir de toutes les couleurs

Par Par N. Clarembeaux et T. van Innis

Lundi 26.07.04

Il est fréquent que des opérateurs économiques utilisent une teinte de couleur ou une combinaison de telles teintes à titre de marque, c'est à dire afin de distinguer leurs produits ou services quant à leur origine commerciale.

Cela implique que le public confronté à cette teinte identifie les services ou produits comme provenant d'une entreprise déterminée.

Tel sera le cas lorsqu'une teinte est utilisée de façon dominante sur des emballages et dans du matériel promotionnel.

Les exemples sont légion: le bleu des cartouches de gaz Camping Gaz, le lilas du chocolat Milka, le bleu de la crème Nivéa ou, jusqu'il y a peu, le turquoise des services de télécommunication Belgacom.

Même confronté à des emballages ou du matériel promotionnel pour ces produits ou services depuis une certaine distance, le public sera en mesure de faire un lien avec une entreprise déterminée.

Au niveau législatif, la loi définit une marque comme tout signe susceptible d'une représentation graphique propre à distinguer les produits d'une entreprise.

Dans le Bénélux, on accepte depuis longue date que des teintes de couleurs peuvent posséder le caractère distinctif requis afin d'être valablement enregistrées à titre de marque pour des produits et services. Ces données sont à préciser dans le formulaire de dépôt à l'attention du Bureau Bénélux des Marques.

Une fois enregistrée, la marque de couleur permet à son titulaire de s'opposer à l'utilisation par un tiers de teintes de couleurs identiques utilisées pour distinguer des produits ou services identiques. Lorsque le titulaire de la marque arrive à démontrer un risque de confusion quant à l'origine commerciale des produits litigieux, il peut également interdire l'utilisation par un tiers de teintes de couleurs similaires pour distinguer des produits ou services identiques, voire similaires.

Il y a quelques années, le tribunal de commerce de Nivelles eut à trancher un litige opposant le titulaire de la marque de couleur bleu Camping Gaz connue sous la référence RAL 5015, dite "bleu ciel" déposée pour des cartouches de gaz à un producteur et un distributeur de cartouches de gaz revêtues sur toute leur surface d'une teinte de bleu fort similaire connue sous la référence RAL 5017, dite "bleu de signalisation".

Ces derniers furent condamnés à cesser d'utiliser la teinte concernée pour distinguer des cartouches de gaz.

A l'occasion de l'européanisation du droit des marques, le Bureau Bénélux des Marques et certains tribunaux, principalement aux Pays-Bas, ont adopté une approche beaucoup plus restrictive s'en référant à bon nombre d'apriorismes pour refuser un statut de marque à certaines teintes de couleur, sauf à démontrer que celles-ci remplissent un tas de conditions additionnelles qui ne sont pas inscrites dans la loi.

Ainsi, le Bureau Bénélux des Marques refusa d'enregistrer la marque de couleur turquoise déposée en 1997 par Belgacom au motif qu'elle était dépourvue de pouvoir distinctif pour des services de télécommunications notamment parce qu'elle n'était pas (assez) inhabituelle pour ces services, considérant par ailleurs que le fait que cette couleur n'était pas utilisé par des concurrents du déposant n'impliquait pas qu'elle était inhabituelle .

La cour d'appel de Bruxelles annula à juste titre cette décision deux ans plus tard et ordonna l'enregistrement de la marque de couleur.


Les exigences de la Cour de Justice

L'oracle en la matière, la Cour de Justice des Communautés Européennes, a déjà eu l'occasion de se prononcer à deux reprises sur les marques de couleurs respectivement suite à un conflit né du refus par le Bureau Bénélux des Marques d'enregistrer la couleur orange de Libertel pour des services de télécommunication et du refus par l'office allemand des marques et brevets d'enregistrer la combinaison de couleurs bleu (RAL 5015/HKS 47) et Jaune (RAL 1016/HKS 3) de Heidelberger Bauchemie pour des produits pour le bâtiment.

A cet égard la Cour de Justice s'est montrée particulièrement sévère allant même parfois jusqu'à édicter un nombre de règles qui font fi de certaines réalités.

Elle s'est tout d'abord prononcée sur l'exigence d'une représentation graphique durable dans le formulaire de dépôt, imposant qu'une couleur déposée à titre de marque soit désignée par un code d'identification internationalement reconnu comme par exemple un code pantone.

Ensuite, elle s'est prononcée sur l'aptitude d'une couleur à fonctionner comme indicateur de l'origine commerciale des produits ou services. Bien qu'elle reconnaisse qu'une couleur en elle-même puisse fonctionner comme indicateur d'origine, elle considère que cela ne sera le cas que dans des circonstances exceptionnelles se fondant pour ce faire sur plusieurs apriorismes fort critiquables.

D'après la Cour de Justice, les couleurs sont en effet "peu aptes à communiquer des informations précises". Se confondant avec l'aspect du produit, elles seraient, en l'absence de tout autre élément graphique ou verbal, perçues plus difficilement comme identifiant l'origine d'un produit.

La Cour se pose également en défenseur de l'intérêt général qui sous-tend bon nombre de ses considérations. Elle craint en effet qu'un seul opérateur puisse tirer un avantage concurrentiel illégitime de l'enregistrement en tant que marque de toutes les couleurs disponibles pour des services ou des produits donnés.

Pour cette raison, elle considère qu'une marque de couleurs ne sera valable que si elle a été déposée pour un nombre restreint de produits ou services bien spécifiques.

La Cour accepte cependant qu'une couleur puisse acquérir le pouvoir de distinguer des produits ou services d'une entreprise par un processus normal de familiarisation.


L’arrêt « Veuve Clicquot » de la cour d’appel de Bruxelles

Peu après le prononcé de l'arrêt Libertel, la cour d'appel de Bruxelles été amenée à trancher un litige opposant la société Veuve Clicquot Ponsardin à un brasseur établi à Buggenhout en Flandres.

Veuve Clicquot produit des vins (notamment de Champagne) et est titulaire d'une marque de couleur déposée pour des boissons alcoolisées et constituée d'une teinte particulière de couleur orange (jaune d'oeuf) qu'on retrouve depuis longtemps de façon constante et dominante sur la plupart de ses emballages (boîtes en carton et étiquettes) ainsi que sur un grand nombre d'articles et brochures publicitaires.

Le brasseur en question a développé une bière prétendument brassée selon la méthode traditionnelle utilisée pour produire des vins mousseux qu'il commercialisait sous le nom "Malheur Brut Réserve" dans des bouteilles présentant les caractéristiques d'une bouteille de vin de Champagne.

La boîte en carton dans laquelle était emballée la bouteille ainsi que l'étiquette figurant sur la bouteille étaient d'un orange fort proche de celui déposé par Veuve Clicquot. L'étiquette de la "Malheur Brut Réserve" reprenait outre la couleur, une signature rouge en lettres très typiques et une bandelette noire caractéristique de l'étiquette d'un des produits phares de Veuve Clicquot qui a également fait l'objet d'un dépôt à titre de marque.

Le 24 juin 2004, la cour d'appel de Bruxelles consacra la validité de la marque de couleur de Veuve Clicquot et condamna le brasseur à cesser d'utiliser des teintes ne présentant avec cette dernière qu'une différence insignifiante pour l'habillage de bouteilles de bière commercialisées sous une forme proche de celle utilisée pour la commercialisation de vins de Champagne.

Cette décision est intéressante à plus d'un titre notamment en ce qu'elle nuance les apriori défavorables à l'enregistrement de marques de couleurs mis en exergue par la Cour de Justice.

Les craintes de la Cour de Justice y sont par ailleurs minimalisées comme purement théoriques.

La Cour d'appel de Bruxelles souligne également que lorsque le public a déjà été mis en présence du produit et est à nouveau mis en présence, mais à une certaine distance, d'un produit revêtu de la teinte de couleur et de l'étiquette concernée, c'est précisément grâce à cette couleur dominante de l'emballage et de l'étiquette concernée, et non grâce aux autres signes distinctifs apposés sur le produit, qu'il reconnaîtra le produit comme provenant d'une entreprise déterminée.

En ce qui concerne la contrefaçon la Cour d'appel de Bruxelles releva:

- la quasi-identité entre les deux teintes en insistant sur le fait que parmi mille nuances de jaune-orange désignées par un code pantone, le brasseur n'aurait pu fixer son choix sur une nuance plus proche de celle déposée par Veuve Clicquot,

- que les produits en cause étaient similaires d'autant plus que la "Malheur Brut réserve" avait été lancée pour rivaliser avec les vins de Champagne (la campagne de publicité du brasseur ayant à cet égard été condamnée comme trompeuse),

- que compte tenu notamment de l'utilisation de la teinte de la couleur orange concernée depuis plusieurs décennies ainsi que la notoriété et le prestige dont jouissent les vins Veuve Clicquot habillés de cette teinte, la marque de couleur avait acquis un caractère distinctif élevé pour les produits désignés.

Elle en conclut qu'il existe un risque de confusion entre la marque de couleur et la teinte attaquée. Par analogie, elle arrive à la même conclusion en ce qui concerne les deux étiquettes.


Conclusion

L'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles colle bien plus à la réalité quotidienne, voire même à la réalité scientifique que celui de la Cour de Justice devenu l'oracle en la matière.

Comme la Cour d'appel de Bruxelles l'avait déjà indiqué dans l'arrêt sur la couleur turquoise de Belgacom, l'expérience générale apprend que les couleurs au sens le plus large du terme transmettent des informations précises et permettent donc au public de percevoir très vite la présence de choses, de distinguer ces choses et de les identifier.

Qui oserait contester qu'un feu rouge transmet des messages précis ?

Dans le même arrêt, la Cour avait également relevé que dans la chaîne du traitement d'informations dans le cerveau, la couleur attire l'oeil et fonctionne comme un premier signal, suivi seulement après par les symboles et les graphismes et enfin par les mots.

S'agissant du champ de protection conféré par une marque de couleur, il existe une conception erronée selon laquelle les droits nés d'enregistrement d'une telle marque sont des droits de monopole permettant au titulaire de ceux-ci de s'opposer à un quelconque usage de cette teinte ou d'une teinte avoisinante.

Le champ de protection d'une marque est en effet conditionné par une série de facteurs tels que le degré de similitudes entre les produits ou services en conflit, le degré de similitude entre les teintes en conflit, la force de la marque, l'usage de teinte attaquée à titre de marque, etc...

Par exemple, le titulaire de la marque de couleur ne pourra que très rarement s'opposer à l'usage d'une couleur à titre exclusivement décoratif. Le champ de protection d'une marque de couleur est en outre, comme tout autre marque, susceptible de s'affaiblir voire de disparaître si la couleur en question devient usuelle pour les produits ou services concernés. D'autres mécanismes encore permettent selon le cas d'espèce de tenir compte de l'intérêt général lors de l'appréciation de l'atteinte sans qu'il faille pour cela devoir exclure un signe propre à distinguer des produits ou services de toute protection à titre de marque.

Il ne reste plus qu'à convaincre la Cour de Justice.



Nicolas Clarembeaux et Thierry van Innis
Avocats chez Allen & Overy LLP
Spécialisés en droit de la propriété intellectuelle




Source : DroitBelge.Net - 26 juillet 2004


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