Les "dérapages" en Irak et le droit international humanitairePar Par Jean-Pierre JacquesJeudi 13.05.04 |
Les récentes images venant de l’Irak glacent le sang tant le citoyen du monde a sous-estimé la dimension humaine d’un conflit auquel aucune des parties n’était suffisamment préparée.
Replacer ces éléments dans un contexte juridique nous semblait une démarche importante et constructive afin d’en mesurer l’exacte portée.
Le Jus in Bello
Le droit international des conflits armés s’est considérablement développé au début du siècle dernier avec l’adoption de la Convention de La Haye du 18 octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Règlement annexé. Ainsi, « Les belligérants n’ont pas un droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l’ennemi » (1).
Septante ans plus tard, le Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève consolidait ce postulat : « Dans tout conflit armé, le droit des parties au conflit de choisir des méthodes ou moyens de guerre n’est pas illimité » (2). Le Jus in Bello était né : les conditions d’exercice du droit de faire la guerre imposent modération dans la conduite des opérations militaires.
Les Conventions de Genève
Contrairement au droit dit de La Haye qui protège les combattants eux-mêmes contre certains moyens et méthodes de guerre dits « cruels » ou « à effets traumatiques excessifs », le droit dit de Genève regroupe quatre Conventions adoptées le 12 août 1949 qui assurent la protection des « victimes de la guerre » : les soldats blessés (3), naufragés (4), malades, prisonniers de guerre (5), civils des territoires occupés (6)…
Bien sûr, il existe des dispositions qui relèvent tant du droit de La Haye que du droit de Genève interdisant l’utilisation de moyens et méthodes de guerre indiscriminatoires, risquant notamment d’atteindre les populations civiles des territoires non occupés.
Le droit international humanitaire
Toutes les violations des Conventions de Genève ne sont pas sanctionnées de la même manière. Parmi les « infractions graves » aux Conventions (7), on retrouve notamment l’homicide intentionnel, la torture ou les traitements inhumains, le fait de causer intentionnellement des grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé. Les Etats qui ont ratifié les Conventions se sont engagés à « prendre toute mesure législative nécessaire pour fixer les sanctions pénales adéquates à appliquer aux personnes ayant commis ou donné l’ordre de commettre », une infraction grave.(8) Ils ont, en outre, l’obligation de rechercher les auteurs de telles violations graves, de les déférer à ses propres tribunaux, quelle que soit leur nationalité (9).
Les Statuts de la Cour Pénale Internationale reprennent ces infractions et donnent compétence à la Cour pour les réprimer selon qu’elles constituent un crime de génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre (10).
La légalité élémentaire de crise
Dans le même ordre d’idée, les mesures dommageables dépourvues d’utilité publique et les mesures, mêmes utiles, dont les dommages excéderaient les strictes nécessités politiques ou militaires qui auraient pu être rencontrées à moindre frais sont reconnues comme illégales. (11) Cette même légalité suffit à condamner la mesure éventuellement justifiée au regard des nécessités publiques mais dont le prix est excessif, disproportionné au regard des diverses valeurs en jeu (12).
En toute hypothèse, la clause de Martens rappelle la prévalence des exigences élémentaires de l’Humanité en stipulant que « les personnes civiles et les combattants restent sous la sauvegarde et l’emprise des principes du droit des gens tels qu’ils résultent des usages établis, des principes de l’humanité et des exigences de la conscience publique ». Cette disposition commune aux quatre Conventions de Genève (13) figurait déjà dans le préambule des Conventions de La Haye de 1899 (14) et de 1907 (15) et se retrouve à l’article 1er du Premier Protocole additionnel du 8 juin 1977. Elle constitue indéniablement du Jus cogens, du droit indérogeable (16).
Plus précisément, sont considérés comme humainement inacceptables les méthodes et moyens de guerre attentatoires aux personnes et aux biens spécialement protégés et plus particulièrement les populations civiles et les militaires mis hors de combat (blessés, naufragés mais surtout prisonniers…).
La concrétisation
Il va de soi qu’une référence aussi abstraite que celle des « principes de l’humanité et des exigences de la conscience publique » demande à être concrétisée pour aider les membres des forces armées à en évaluer le contenu dans les conditions difficiles où ils seront appelés à agir. A cet égard, les Etats signataires des Conventions de Genève se sont engagés, et c’est trop peu connu, à « diffuser le plus largement possible, en temps de paix et en temps de guerre, le texte de la présente Convention dans leur pays respectifs, et notamment à en incorporer l’étude dans les programmes d’instruction militaire et, si possible, civile, de telle manière que les principes en soient connus de l’ensemble de la population ».
Les Conventions de Genève vont même encore plus loin puisqu’elles requièrent que « les autorités civiles, militaires, de police ou autres qui, en temps de guerre, assumeraient des responsabilités à l’égard des personnes protégées, devront posséder un texte de la Convention et être instruites spécialement de ses dispositions » (17).
Manifestement, il semble bien que les soldats de la coalition aient oublié d’emporter dans leur valise ce document, à moins qu’il ne soit inapplicable en cas de « guerre préventive »…
L’article 17 de la 3ème Convention de Genève est pourtant limpide lorsqu’il stipule notamment que « aucune torture physique ou morale ni aucune contrainte ne pourra être exercée sur les prisonniers de guerre pour obtenir d’eux des renseignements de quelque sorte que ce soit. Les prisonniers qui refuseront de répondre ne pourront être ni menacés, ni insultés, ni exposés à des désagréments ou désavantages de quelque nature que ce soi. ».
La répression
Il est incontestable que les Conventions de Genève s’appliquent à la situation irakienne (18).
La question qui se pose alors est de savoir comment sanctionner les auteurs de violations graves de ces Conventions.
La mise en place récente de la Cour Pénale Internationale à La Haye aurait pu offrir une occasion réelle de poursuivre les auteurs présumés de telles exactions. Celles-ci tombaient effectivement sous le champ d’application de la notion de crime de guerre au sens des Statuts de la Cour (article 8), et ont été commises après le 1er juillet 2002, date d’entrée en vigueur des Statuts. Malheureusement, ni les Etats-Unis, ni l’Irak n’ont accepté la compétence de la Cour malgré la signature des Statuts par l’Oncle Sam.
Naturellement, on doute fort que les Etats-Unis viennent à accepter cette compétence quand on se rappelle l’importante campagne de dénigrement qu’ils ont menée lors de l’entrée en vigueur des Statuts de la Cour Pénale Internationale. Et l’on comprendra pourquoi, déjà à l’époque, cette nation était farouchement opposée à l’idée qu’une juridiction internationale puisse réprimer les violations graves aux Conventions de Genève. Elle a d’ailleurs conclut une série de conventions bilatérales avec des pays ayant ratifié les Statuts de la CPI aux termes desquelles ces pays entendaient ne pas donner suite à des demandes de transfèrements d’inculpés si ceux-ci étaient des ressortissants américains.
Cependant, l’article 13, b) des Statuts de la Cour permet de la rendre compétente lorsqu’une situation dans laquelle un ou plusieurs crimes paraissent avoir été commis est déférée au Procureur par le Conseil de sécurité agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations-Unies.
Force est cependant de constater que les Etats-Unis en qualité de membre permanent useront certainement de leur droit de veto pour s’opposer à l’adoption d’un telle résolution par le Conseil de sécurité. Ils ont déjà fait fi de son autorisation de recourir à la force armée tant en Afghanistan en 2001 qu’en Irak en 2003. Il ne faut donc pas espérer que le Conseil de sécurité ait un quelconque pouvoir en cette matière si un des cinq membres permanents est mis en cause.
On relèvera au passage que la notion de « crime d’agression » pour lequel la Cour Pénale Internationale est également compétente en vertu de l’article 5 de ses Statuts n’a pas encore été définie. Cette définition ne pourra, au plus tôt, être adoptée qu’en juillet 2007 (19), les Etats-Unis ayant fait obstacle lors des négociations à la Conférence de Rome en juillet 1998 à ce que cette notion soit précisée. Loin de tout anti-américanisme primaire, nous osons affirmer qu’ils avaient là une vision prémonitoire du droit pénal international leur permettant d’être immunisés de toute poursuite du chef de ce crime (20) avant 2007…
En résumé, l’effectivité du droit pénal international dépendra finalement de la façon dont les autorités judiciaires nationales entendent utiliser les outils que la loi met déjà à leur disposition. Au regard de la simple technique judiciaire, la tâche n’offre, à vrai dire, aucune difficulté particulière. Les difficultés sont d’un autre ordre. Elles sont surtout de nature politique : le pouvoir souffre mal que « ses juges » puissent opposer à ses décisions, en une matière aussi sensible, des principes d’humanité, fussent-ils élémentaires.
Mais entre la peste et le choléra…
Jean-Pierre JACQUES
Avocat au Barreau de Liège - Bureau d'avocats Misson
Professeur de droit international à l’ISELL