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Le bail commercial et le coronavirus: va-t-on vers des coronaccords ?

Par Jean-Rodolphe Dirix (Xirius)

Lundi 30.03.20


INTRODUCTION

Les conséquences du virus Covid-19 sont très incertaines. Non seulement ce virus a-t-il un impact énorme sur la vie sociale, mais les mesures imposées par le gouvernement permettent une interprétation des contrats commerciaux conclus, ce qui crée une incertitude importante dans l'exécution de ces contrats commerciaux. Il n’est pas étonnant que dans cette réflexion, on s’attarde sur les baux commerciaux qui donne lieu, pour les preneurs, chaque mois ou chaque trimestre, à une importante dépense. Cette dépense est-elle, par les récentes circonstances, compressible ou postposable ?


FORCE MAJEURE

Avant de pouvoir mesurer les conséquences juridiques du coronavirus, il est d'abord nécessaire d'exposer brièvement ce qu'est la force majeure.

La force majeure peut être définie comme un évènement imprévisible survenu postérieurement à la conclusion de la convention, qui rend impossible l’exécution de l’obligation du débiteur, indépendamment de toute faute de ce dernier.

Pour qu’il y ait force majeure, trois conditions cumulatives doivent donc être remplies :

1) l’évènement ne peut pas être imputable à l’un des cocontractants ;

2) l’évènement doit échapper à toute prévision normale, ce qui implique deux éléments : 1) le débiteur n’aurait pas pu en tenir compte lors de la conclusion de l’accord ; 2) le débiteur n’était pas raisonnablement en mesure d’empêcher ou d’éviter l’évènement et ses conséquences.

3) l’évènement doit constituer un obstacle insurmontable empêchant les parties de réaliser leurs obligations. L’évènement doit donc rendre l’exécution des obligations contractuelles impossible et pas seulement plus onéreuse.

La force majeure constitue une cause libératoire pour le débiteur. La force majeure empêche la partie contractante d'être considérée pour responsable d'une rupture de contrat. Après tout, nul n’est tenu à l'impossible.


CORONAVIRUS OU LES MESURES GOUVERNEMENTALES ?

Il convient de souligner que le coronavirus en lui-même ne pourra probablement jamais être considéré comme un cas de force majeure. Le coronavirus en soi ne rend pas impossible l'exécution des contrats.

Ce sont les décisions du gouvernement qui devraient être considérées comme une situation de force majeure.

Par le jeu de plusieurs arrêtés ministériels successifs (le dernier en date étant celui du 23 mars), le gouvernement belge a imposé la fermeture de tous les magasins de détail non essentiels du 18 mars au 5 avril (sous réserve de prolongation). Ces mesures empêchent certains commerçants d’exploiter les lieux loués.


APPLICATION DES CONDITIONS DE LA FORCE MAJEURE AUX BAUX

La première condition apparaît ne faire aucune difficulté. Dans certains cas d’espèce, on note toutefois que le preneur a fait le choix d’anticiper certaines mesures, ce qui peut affaiblir sa position et faire naître dans son chef une imputabilité.

Quant à la seconde condition, certains pourraient prétendre que l’épidémie était annoncée, et ce même avant la mise en place des réglementations sanitaires imposées. Pourrait-on soutenir que certains baux conclus depuis début 2020, lorsque l’épidémie était déjà connue, devraient faire exception ?

L’imprévisibilité devra bien évidemment être appréciée au jour de la conclusion du bail mais il sera malaisé pour le bailleur d’établir que toutes les mesures gouvernementales étaient prévisibles.

C’est en réalité la troisième condition qui engendrera la plupart des discussions entre les parties.

Certains locataires souhaitent à présent voir suspendue l’obligation de paiement du loyer. D’autres considèrent qu’ils doivent être exonérés de régler le loyer, en tout ou en partie.

Quoi qu’il en soit, ce qui est généralement visé est l’obligation d’une somme d’argent.

Or, le recours à la force majeure dans un tel cas apparaît difficilement envisageable.

En effet, une telle obligation relative à une somme d’argent n’est généralement pas considérée comme étant impossible à exécuter car l’argent est une chose de genre (i.e. les choses de genre désignent des biens qu'on ne peut pas individualiser et qui sont librement interchangeables) laquelle ne périt pas, en ce sens qu’il est toujours possible d’exécuter l’obligation en cause (« genera non pereunt »).

L’on enseigne traditionnellement que la force majeure ne peut être invoquée avec succès lorsque l’obligation litigieuse porte sur une chose de genre. La Cour de cassation a jugé que l’impossibilité d’exécution « ne se conçoit même point lorsque l’obligation ne consiste que dans le paiement d’une somme d’argent » (Cass., 13 mars 1947, Pas., 1947, I, p. 108).

La doctrine et la jurisprudence refusent généralement d’admettre la libération du débiteur pour cause de force majeure économique ou force majeure financière, quand bien même cet état résulterait lui-même d’un cas de force majeure (J. Van Zuylen, “L’obligation de somme peut-elle être atteinte par la force majeure ? Une question de genre !”, note sous Cass. 28 juin 2018, R.G.D.C., 2020/1, p. 29 ainsi que les références reprises).

Il convient également de garder à l’esprit que les parties d’un bail sont tenus par des obligations synallagmatiques. C’est en contrepartie d’une jouissance des lieux loués que le locataire a, quant à lui, l’obligation (notamment) de payer le loyer.

Si le bailleur est mis dans l’impossibilité de faire jouir le locataire de la chose louée, les obligations corrélatives du locataire disparaissent. Or, on constate que les premiers preneurs invoquant la force majeure ne sont pas pour autant disposés à (ou ne sont pas en mesure de) restituer, ne fut-ce que temporairement, les lieux loués au bailleur.


ASSOUPLISSEMENT POSSIBLE ?

Certes, certains auteurs considèrent que la jurisprudence a assoupli l’application de l’adage genera non pereunt et qu’il suffit, même pour une dette pécuniaire, que le débiteur se trouve en présence d’une véritable impossibilité d’exécution non fautive, découlant d’une cause étrangère (F. Glansdorff, « la force majeure », J.T., 2019, p. 355).

Une consensus existe pour affirmer que l’obligation contractuelle doit être impossible, pas juste plus onéreuse. Par contre, des auteurs ont considéré qu’il suffit d’une impossibilité normale, eu égard aux circonstances, faisant ainsi la distinction entre l’impossibilité réelle normale d’exécution et non l’impossibilité théorique absolue (H. De Page, « Traité élémentaire de droit civil belge », T. II, Bruylant, Bruxelles, 1964, p. 562).


VERS UN EXAMEN DES CIRCONSTANCES ?

Voilà qu’on propose donc de débattre des circonstances entourant la prétendue impossibilité du preneur de payer le loyer. Le cadre légal de la force majeure n’est pas forcément égal au cadre judiciaire.

On imagine bien quelques éléments dont les tribunaux pourront tenir compte.

L’impossibilité d’exploiter une entreprise par ordre du gouvernement peut certes exonérer le preneur de délivrer ses services ou de fournir ses produits. Mais l’absence de recettes empêche-t-elle le preneur de payer, à part le preneur qui n’a pas de réserve ? Le preneur n’a perdu que la possibilité de réaliser un chiffre d’affaires, pas celle de disposer des lieux loués. Est-ce au bailleur, qui dans certains cas présente une assise financière bien moins importante que certains retailers, d’assumer le risque des activités commerciales de son preneur, y compris tous les facteurs (y compris externes) qui peuvent avoir un impact sur leur réussite ou leur échec ?

De son côté, le preneur soutiendra que la demande du parfait respect du bail de la part du bailleur est contraire à l’ordre public et doit donc être rejetée par le juge. Cela est également contraire à la bonne foi (ou peut être constitutif d’abus de droit) que d’exiger d’exploiter un commerce là où des dispositions légales l’interdisent.

Il conviendra bien évidemment d’examiner le texte du bail. Il n’est pas exclu que celui-ci contienne des dispositions contraires aux principes évoqués ci-dessus. D’autres baux peuvent imposer au preneur des obligations en matière d’assurance qui peuvent se révéler d’une importance capitale dans le débat.

Le tribunal examinera aussi avec attention le libellé des demandes de preneurs. La force majeure se borne à libérer totalement, provisoirement ou définitivement, le débiteur de son obligation (suspension ou exonération). Ce concept ne permet pas encore au juge d’adapter les clauses du contrat au nouveau contexte factuel. Il n’est pas question de créer un droit de révision du loyer pour des circonstances non durables. Le preneur se gardera donc de solliciter une baisse du loyer.


LA NÉGOCIATION

Les magistrats examineront donc les circonstances du cas qui leur sera présenté. Dans cet exercice, ils ne pourront vraisemblablement pas satisfaire les deux parties.

Dans ces conditions, les parties n’ont-elles pas intérêt à se mettre autour de la table et de trouver une solution négociée et de consacrer cela de manière précise et claire dans un « coronaccord » ?

Ainsi, les parties s’éviteraient un litige qui n’est pas près d’être tranché (le confinement impacte bien évidemment le déroulement des audiences judiciaires ou, plus généralement, l’accès à la justice) et qui peut présenter des aléas alors qu’il est certain qu’il laissera des stigmates sur une relation appelée en principe à durer longtemps.




Jean-Rodolphe Dirix
Avocat Xirius Immo
(jrd@xirius.be)













Source : DroitBelge.Net - Actualités - 30.03.20


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