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Droit de la concurrence et propriété intellectuelle: histoire d’un mariage forcé entre deux logiques



Introduction

Les relations entre le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle ressemblent à celles d’un mariage forcé qu’il importe de maintenir en équilibre.

Les logiques qui sous-tendent ces deux branches du droit semblent, a priori, incompatibles. Ainsi, la propriété intellectuelle confère aux titulaires de droit un monopole portant sur une prestation immatérielle, les récompensant ainsi des efforts qu’ils ont fournis et de l’innovation qu’ils ont développée. De leur côté, le droit de la concurrence et la libre prestation des services s'opposent par nature à la mise en place de monopoles tels que ceux institués en matière de propriété intellectuelle.

Les relations tumultueuses entretenues par ces deux corps juridiques ont fait le lit, depuis quelques années, d’une importante jurisprudence, principalement au niveau communautaire. Les décisions successivement rendues en la matière ont permis de poser les jalons d’une coexistence relativement pacifique entre les deux matières. La question centrale se pose toujours de la manière suivante: dans quelle mesure un droit de propriété intellectuelle peut-il être constitutif d’un abus de position dominante (cf. note 1) au sens de l’article 82 du traité instituant la Communauté européenne ("traité CE")?


I. Evolution de la jurisprudence: protection des droits d'auteur v. maintien d'une libre concurrence

C’est la matière des droits d’auteur, et en particulier le refus, par le titulaire d'un droit d'auteur, d'accorder une licence d'utilisation à d'autres acteurs du marché qui a suscité le plus de remous.


a. Première étape: le refus de licence ne constitue pas en soi un abus de position dominante

Dans un premier temps, la Cour de justice des Communautés européenne (CJCE) posa le principe selon lequel le refus d’octroyer une licence, par une entreprise en position dominante, ne constitue pas, en soi, un abus de position dominante au sens de l'article 82 du traité CE (cf. note 2) .


b. L’affaire Magill : le refus de licence peut être constitutif d’un abus de position dominante dans certaines "circonstances exceptionnelles"

C’est dans le cadre de l'affaire Magill (cf. note 3) que la CJCE a appréhendé pour la première fois la problématique des relations entre propriété intellectuelle et droit de la concurrence. Les faits peuvent en être exposés brièvement comme suit.

La maison d’éditions Magill avait édité un guide reprenant les programmes télévisés diffusés en Irlande. Or, un programme de télévision peut être protégé par un droit d’auteur, ce qui était le cas en l’occurrence. Les chaînes de télévision titulaires des droits d’auteur sur les programmes repris dans le guide Magill intentèrent donc une action judiciaire à l’encontre de la maison d'édition pour violation de leurs droits d’auteur. Magill déposa plainte devant la Commission européenne pour violation de l’article 82 du traité CE. Magill ayant eu gain de cause devant la Commission européenne, l’affaire fut portée devant la CJCE par les chaînes de télévision.

La CJCE épingla trois circonstances exceptionnelles dans lesquelles le refus d'un titulaire de droit d'auteur en position dominante d’octroyer une licence peut être considéré comme abusif:

- le refus empêche le développement sur le marché, de produits nouveaux (c'est-à-dire des produits non substituables et pour lesquels une demande potentielle existe de la part des consommateurs) (dans l’affaire Magill, il s’agissait de guides de programmes télévisés) ;

- le refus n’est pas objectivement justifié par le titulaire de droits ;

- le refus permet au titulaire d’avoir une position de monopole sur un marché dérivé( dans l'affaire Magill: le marché des guides de programmes télévisés).

Appliquant ces critères à l’affaire Magill, la CJCE considéra que toutes les circonstances exceptionnelles relevées étaient remplies et que le refus, par les chaînes de télévision concernées, d’octroyer une licence sur leurs programmes télévisés, était abusif. Par conséquent, la CJCE imposa aux chaînes de télévision concernées une licence obligatoire en faveur de Magill.


c. Evolution de la jurisprudence : application de la théorie dite des "facilités essentielles"

Par la suite, tant la Commission européenne que le Tribunal de première instance des Communautés européenne (TPI) et la CJCE se sont employés à préciser ces "circonstances exceptionnelles" dans lesquelles le refus d’octroyer une licence pouvait être constitutif d’un abus de position dominante. Ils firent ainsi application de la théorie dite des « facilités essentielles », empruntée au droit de la concurrence.

Dans les affaires Ladbroke et Bronner (cf. note 4) , le TPI et la CJCE abandonnèrent le critère selon lequel le refus de licence devait empêcher l’apparition sur le marché d’un produit nouveau.

En outre, dans l’affaire Ladbroke, le TPI ajouta un nouveau critère selon lequel le produit protégé par un droit d’auteur et faisant l’objet du refus d’octroyer une licence, doit être indispensable pour concourir sur un marché dérivé. La décision rendue sur pourvoi par la CJCE dans l’affaire Bronner clarifia ce critère dit du "caractère indispensable du produit en cause" en précisant qu'il doit s’apprécier en fonction de la possibilité d’offrir une alternative économiquement viable aux consommateurs.

La succession de ces décisions entretint un important flou juridique concernant les critères à appliquer dans la confrontation entre droit d’auteur et droit de la concurrence. S’ajoutait à cela une controverse sur le caractère cumulatif ou non des critères appliqués dans l’affaire Magill.

En 2004, la décision de la CJCE dans l'affaire IMS Health (cf. note 5) permit de clarifier la situation, du moins pour un temps.

La société IMS Health fournissait à des entreprises pharmaceutiques allemandes des études concernant les ventes régionales de leurs médicaments. A cette fin, IMS Health avait mis sur pied une base de données structurée de manière originale et divisant l’Allemagne en différentes parcelles. Un ancien membre de la société tenta de pénétrer le marché en commercialisant une structure différente de celle créée par IMS Health (dans le cadre de sa société PII). Cette structure ayant rencontré peu de succès, PII commercialisa alors une structure similaire à celle développée par IMS. Cette dernière attaqua devant les tribunaux allemands la société NDC (qui avait entre-temps racheté la société PII), pour infraction aux droits d’auteur de IMS Health sur sa base de données. En cours de procédure judiciaire, NDC demanda à IMS Health de lui octroyer une licence sur sa base de données, proposition qui fut refusée par IMS Health. Suite à ce refus, NDC déposa une plainte contre IMS Health, devant la Commission européenne, sur pied de l’article 82 du traité CE.

Suite à l'arrêt rendu dans l’affaire IMS Health, il fut désormais clair que quatre conditions cumulatives étaient nécessaires pour considérer que le refus d’octroyer une licence avait un caractère abusif :

- le produit en cause doit être indispensable pour opérer sur un marché dérivé; à cet égard, un simple marché dérivé ou potentiel suffit ;

- le refus de licence doit avoir pour conséquence d’empêcher le développement, sur un marché dérivé, de produits nouveaux pour lesquels il existe une demande potentielle des consommateurs ;

- le refus de licence n'est pas objectivement justifié ;

- le refus de licence est de nature à éliminer toute concurrence sur le marché dérivé en cause.


II. L’affaire Microsoft

Suite à l'arrêt IMS Health, on aurait pu croire que la jurisprudence était parvenue à concilier avec la clarté nécessaire les logiques contradictoires du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle.

Une certaine confusion semble néanmoins demeurer, comme en témoigne l'affaire Microsoft.

Cette affaire fit l'objet d’une première décision de la Commission européenne, en 2004.

Cette décision faisait suite à une plainte déposée, en 1998 par la société Sun Microsystems ("Sun") à l’encontre de la société Microsoft. Sun, société fournissant des systèmes d’exploitation pour serveurs de groupe de travail, dénonçait le refus de Microsoft de lui communiquer les informations nécessaires à l’interopérabilité entre ses produits et les systèmes d’exploitation Windows pour PC (développés par Microsoft).

Dans sa décision du 24 mars 2004, la Commission européenne estimait que Microsoft, entreprise en position dominante tant sur le marché des systèmes d’exploitation pour PC que sur le marché des serveurs, était coupable d’un abus de position dominante au sens de l’article 82 du traité CE.

Reprenant les critères déjà appliqués par la jurisprudence antérieure, la Commission considéra que :

- l’information requise par Sun était indispensable pour permettre le développement de systèmes d’exploitation pour serveurs ;

- Microsoft éliminait progressivement toute concurrence sur le marché dérivé des systèmes d’exploitation pour serveurs ;

- le refus opposé par Microsoft n’était pas justifié de manière objective ;

- l’absence de communication d’informations relatives à l’interopérabilité, a un impact important sur l’innovation en matière de systèmes d’exploitation pour serveurs ;

L’intérêt de cette décision réside dans l’application du critère de "l’impact sur l’innovation", que certains eurent tendance à considérer comme un nouveau critère par rapport à ceux de la jurisprudence antérieure.

La justification apportée sur ce point par la Commission européenne donne cependant à penser que ce critère n’est pas réellement différent de celui du "produit nouveau". En effet, la Commission, sur la base de questionnaires remplis par les consommateurs, considéra que les consommateurs choisissaient un serveur d’exploitation non pas en fonction de ses qualités intrinsèques ou de son prix, mais uniquement en fonction de son interopérabilité avec les logiciels d’exploitation sur PC. L’orientation du choix des consommateurs vers un produit unique et déjà existant, revient à éliminer l’apparition de produits nouveaux sur le marché concerné.

Le TPI, saisi par Microsoft d’un recours en annulation de la décision de la Commission, donna raison à cette dernière dans un arrêt du 17 septembre 2007 (cf. note 6) .

Cette décision du TPI a cependant marqué une légère évolution dans l’appréciation des critères de la théorie des facilités essentielles. Le TPI considère en effet que le simple risque d’exclusion de concurrence sur le marché concerné suffit à remplir le critère de l’exclusion de concurrence, alors que précédemment, on considérait qu’une exclusion certaine de cette concurrence était nécessaire pour remplir ce critère.

Par ailleurs, concernant le critère du "produit nouveau", le TPI considère que, bien que le refus de Microsoft n’empêche pas réellement l’apparition de produits nouveaux, il fait néanmoins obstacle au développement de nouvelles fonctionnalités sur les systèmes existants et donc le développement technique de ces produits, en faveur des consommateurs.


Conclusion

Les récents développements de l’affaire Microsoft donnent à penser que les critères du "test des circonstances exceptionnelles" appliqués aux relations entre la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence, ne posent désormais plus de problème d’application.

Il reste que l’on peut s’interroger, néanmoins, sur la souplesse avec laquelle la jurisprudence communautaire semble aujourd’hui appliquer ces critères, n’hésitant pas à imposer des licences obligatoires aux titulaires de droit. A terme, en effet, une application trop large ou trop systématique du test des "circonstances exceptionnelles" - qui ne le seraient alors plus - pourrait avoir des conséquences néfastes sur l’innovation.



Marie de Bellefroid
Avocate au barreau de Bruxelles - cabinet McGuireWoods Bruxelles



Notes:

(1) Sur la notion de position dominante, voyez le Glossaire des termes les plus utilisés en droit de la concurrence.

(2) C.J.C.E., 5 octobre 1988, AB Volvo c/ Erik Veng (UK) Ltd, 238/87, Rec., p.6211

(3) C.J.C.E., 6 avril 1995, RTE etITP Ltd c. Commission, 241 et 242/91, Rec., p.743; Pour un résumé de l’affaire Magill,, voyez T. DE MEESE, "Magill & mededingingsrechtelijke dwanglicenties : a story of hope, fear and disappointment", I.R.D.I
(4) T.P.I., 12 juin 1997, Tiercé Ladbroke s.a. c/ Commission, 504/93, Rec., p.923 ; CJCE, 26 novembre 1998, Oscar Bronner Gmbh et Co. KG c. Mediaprint, 7/97, Rec., p.7791.

(5) C.J.C.E., 29 avril 2004, IMS Health, C-418/01.

(6) TPI, 17 septembre 2007, T-201/04, Microsoft Corp c. Commission.

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