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La notion de permanence



IV.1. Un constat : l’approche chaotique de la permanence

24. Il reste à préciser comment un fait, une situation ou un dommage est permanent.

La notion de permanence a été tiraillée dans tous les sens. Ainsi, tant la doctrine que la jurisprudence ont tenté de décrire ce qui est permanent. Il a pu être écrit que permament est immuable, stable, fixe, constant (cf. Note 1) , définitif, linéaire, récurrent, linéaire et récurrent (cf. Note 2) , constant et récurrent (cf. Note 3) , continu, de chaque instant, de minute en minute .… (cf. Note 4)

Cette abondance de qualificatifs tendant à définir la permanence appelle une réflexion et une question :

- Il est impossible qu’un même phénomène puisse être considéré continu et discontinu, récurrent et linéaire, récurrent et immuable…(cf. Note 5)

- La permanence implique-t-elle que la souffrance et le désagrément consécutifs aux séquelles devaient être de chaque instant, dans la même intensité ? (cf. Note 6)


IV.2. La définition de la permanence en dommage corporel

24. L’évaluation du dommage corporel opère depuis toujours une distinction entre le dommage temporaire et le dommage permanent.

La notion de temporaire ne suscite aucun débat. Il est en effet unanimement admis que ce qui est temporaire ne dure qu’un temps limité.

En revanche, la notion de permanence est très largement discutée. Observons que le Professeur Fagnart a pu exposer, sans pouvoir être contredit, que le dommage permanent est celui qui n’est plus temporaire.

25. G. Cornu, auteur d’un dictionnaire juridique, livre une définition de la permanence que nous trouvons appropriée à la matière du dommage moral (cf. Note 7) .


Permanent est ce qui est durable, sinon définitif, en fait et qui n’est pas appelé à disparaître.

IV.2.1. La définition de la permanence et les règles régissant la matière du dommage corporel

26. Cette définition est conforme aux règles régissant l’évaluation et l’indemnisation du dommage corporel.
IV.2.1.1. À propos de l’évaluation du dommage

27. Les missions d’expertise confiées aux médecins experts les invitent à distinguer, en les opposant, les préjudices temporaires et les préjudices permanents. Ainsi, la permanence s’oppose à ce qui est temporaire, passager et éphémère.

Les experts médecins, lorsqu’ils évaluent une incapacité permanente dans le chef du victime, n’ont jamais soutenu que les désagréments liés aux séquelles seraient de chaque instant et avec la même intensité.

Prenons quelques exemples.

 L’exemple du borgne dormant.

Le Professeur Fagnart a rappelé que « même avec de bons yeux, quand on dort, on ne voit rien. L’aveugle qui dort huit heures par jour ne souffre pas de ses lésions pendant un tiers du temps ! » (cf. Note 8) .
Les experts savent que le borgne ne sera pas gêné par ce handicap visuel quand il dort. Or, le rapport d’expertise livrera des taux d’incapacités permanentes (personnelle, économique et ménagère).

 L’exempe de la victime souffrant d’épilepsie post-traumatique.

La victime présentant une épilepsie post-traumatique se verra également reconnaître une incapacité permanente (personnelle, économique et ménagère). Est-il exigé que depuis la date de consolidation, elle souffre d’un mal épileptique ou d’une crise éplipetique sans fin ? La réponse des experts médecins est négative. Une personne épileptique est susceptible de présenter des crises d’épilepsie à intervalles plus ou moins espacés et à bénéficier d’une thérapeutique à vie.

 L’exemple de la personne amputée de son membre inférieur

Les membres inférieurs sont principalement utiles à nos déplacements. Même si au cours d’une journée, nos déplacements peuvent être nombreux, nous pouvons aussi avoir de longues périodes en position assise (lors du travail de bureau, lors des repas, lors des soirées “télé”..). Les experts retiendront, chez cette personne amputée, l’existence d’une incapacité permanente.

28. « Si le dommage moral peut fluctuer après consolidation, il a fait l’objet d’une évaluation quantitative lors de l’expertise, sous la forme d’une moyenne (cf. Note 9) permanente, laquelle intègre nécessairement l’éventuelle accoutumance de la victime à son dommage » (cf. Note 10) .

La variabilité liée à l’évolution des interactions de la victime avec l’environnement est intégrée dans l’évaluation du dommage telle qu’elle est pratiquée par les experts médecins (cf. Note 11) .

IV.2.1.2. À propos de l’indemnisation

29. Le dommage moral temporaire est indemnisé sur une base journalière. Il en est de même du dommage moral permanent pour autant que l’indemnisation soit évaluée en recourant à la méthode de capitalisation.

En adoptant une base journalière tout en sachant que l’être humain dort en moyenne huit heures par jour, les plaideurs et les régleurs admettent une fluctuation au moins circadienne du dommage devant être réparé.

Si tel n’était pas le cas, le dommage devrait être évalué in concreto, de manière plus détaillée (par exemple en fixant le nombre d’heures d’éveil, le nombre d’heures consacrées aux activités nécessitant une station debout pour la victime amputée ne pouvant être appareillée, etc….) et indemnisé en fonction d’un tarif horaire.

L’admission implicite d’une fluctuation d’un dommage permanent vaut aussi pour d’autres dommages tels que le préjudice ménager ou le préjudice économique qui, à l’instar du dommage moral, sont indemnisés sur une base journalière, bien que les études statistiques ont démontré qu’un ménage consacrait en moyenne 7 heures par jour aux activités ménagères d’une part et que les activités professionnelles correspondent en moyenne à 8 heures par jour pour un travail à temps plein, hors périodes de repos hebdomadaires ou saisonniers, d’autre part.

IV.2.1.3. Conclusion

30. La permanence ne requiert un dommage ni de chaque instant, ni linéaire et continu, ni immuable, ni fixe…


IV.2.2. La transaction permanente de la victime avec son environnement

31. L’environnement au sein de notre société est créé par et adapté aux personnes citoyennes en pleine possession de leurs capacités: il s’agit notamment de personnes parfaitement mobiles, pouvant emprunter des trottoirs irréguliers et étroits, entendantes et voyantes, utilisant la communication orale et recourant aux médias tactiles, etc….

La permanence chez une personne souffrant d’un handicap (défini en termes d’incapacité) réside dans l’interaction permanente et dynamique de celle-ci avec l’environnement qui, s’il est adapté aux personnes dites normales formant le groupe dominant dans la société, ne l’est pas pour lui. Cette personne est donc appelée à devoir constamment transiger avec son environnement.

Cette transaction constamment renouvelée génère et nourrit le vécu de la victime.




Isabelle LUTTE
Avocat - Thelius


Notes:


(1) Bruxelles (14e ch.) 12 mars 2013, R.G.A.R., 2013, liv. 7, n° 15002, note -

(2) Tableau indicatif 2012, La Charte, 2012, art.3.2 et al.3.

(3) Pol. Neufchâteau n° 2013/817, 20 décembre 2013, CRA, 2015, liv. 1, 55, note DELLIEU, P.; Liège (3e ch) 3 décembre 2012, Bull. ass., 2013/4, p.487; R.G.A.R., 2013, liv. 3, n° 14958, note de N. ESTIENNE.

(4) J.-L. FAGNART, « Les paradoxes de l’évaluation du préjudice corporel », in Actualités en droit de la responsabilité, Bruxelles, Bruylant, 2015, pp. 123 à 136; P. STAQUET, « L’évaluation du dommage moral, forfait ou capitalisation ? », note sous Cass., (2e ch), 20 novembre 2012, Rec Jurispreudence 2012, Anthemis, pp. 33-34.

(5) J-L FAGNART, “Actualités du droit de la réparation du domage coporel” in J. ROGGE (dir.), Droit des assurances, UB², Bruxelles Bruylant, 2013, p.228; P. STAQUET, « L’évaluation du dommage moral, forfait ou capitalisation ? », note sous Cass., (2e ch), 20 novembre 2012, Rec Jurispreudence 2012, Anthemis, p. 34.

(6) À propos de cette question : P. STAQUET, « L’évaluation du dommage moral, forfait ou capitalisation ? », note sous Cass., (2e ch), 20 novembre 2012, Rec Jurispreudence 2012, Anthemis, p. 35 : “Qu’il y ait des fluctauations dans l’expression de la douleur morale n’empêche pas l’expert de l’estimer dans son intensité et dans sa vocation à persister”. Voyez aussi C. MÉLOTTE, « La capitalisation du dommage moral: une question réglée? », note sous Cass., 17 février 2012, For. ass., n° 124, mai 2012, p. 96.

(7) G. CORNU, Vocabulaire juridique, 1e ed, Quadrige-PUF, 2003, p.650. Cette définition avait déjà retenu l’attention du Professeur FAGNART : J.-L. FAGNART, « Les paradoxes de l’évaluation du préjudice corporel », in Actualités en droit de la responsabilité, Bruxelles, Bruylant, 2015, p.129.

(8) J.-L. FAGNART, « Les paradoxes de l’évaluation du préjudice corporel », in Actualités en droit de la responsabilité, Bruxelles, Bruylant, 2015, p.126.

(9) Souligné par l’auteur.

(10) Corr. Liège (11e ch.) n° 943, 20 mars 2012, EPC, 2013 (abrégé), liv. 19, III.3.Liège, 219; EPC, 2013 (abrégé), liv. 19, III.2.Liège, 151; CRA, 2013, liv. 4, 19, note P.D.

(11) En ce sens : C. MELOTTE, La capitalisation à l’aune des arrêts de la Cour de cassation, note d’observation sous Lièce, 13 février 2012,Rec. Jur. Ass. 2012, p.20; C. MELOTTE, “La capitalisation du dommage moral : une question réglée?” note sous Cass., 17 février 2012, For. Ass., 2012, n° 124,p.96.; J-L FAGNART, “Actualités en droit de la réparation”, in Droit des assurances, Bruxelles, Bruylant, 2013, n°52.

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