Imprimer

Le dommage est situationnel



11. Le récit de l’accoutumance doit être examiné au regard du dommage devant être réparé.

Le lecteur se rappellera (cf. Note 1) que sous l’influence du Docteur Philip WOOD (cf. Note 2) , l’OMS a établi une classification médico-légale du dommage en trois stades : le stade lésionnel, le stade fonctionnel et le stade situationnel.

A la suite d’un traumatisme entraînant une atteinte corporelle (stade lésionnel), le dommage à réparer est le trouble fonctionnel (stade fonctionnel), et ses répercussions sur la vie quotidienne de la victime (stade situationnel) :


 Le stade lésionnel est de nature purement médical. Il correspond au bilan des atteintes à l’intégrité physico-psychique. La lésion peut ainsi être définie comme la perte de substance ou altération d’une structure ou fonction physiologique ou anatomique.

Citons quelques exemples de lésions : l’amputation d’une main, la fracture du col de fémur, l’amputation partielle du pavillon de l’oreille, l’arthrose, la survenance de crises d’épilepsie et une hypertension artérielle.

 Le stade fonctionnel correspond à la réduction (partielle ou totale) de « l’aptitude de la victime à utiliser son corps ou son esprit dans l’exercice des fonctions qui étaient les leurs » (cf. Note 3) . Les fonctions visées sont se lever, se déplacer, communiquer, écrire, écouter, voir, …

 Le stade situationnel détermine les effets du préjudice fonctionnel dans les situations qui sont propres à la victime. Ce stade traduit en quelque sorte une désadaptation de l’individu par rapport à son milieu.

12. La mission confiée à l’expert invite ce dernier à se prononcer sur « l’incapacité », qu’elle soit personnelle, ménagère ou économique. L’incapacité est l’inaptitude d’une victime à accomplir des actes relevant de la vie personnelle, ménagère ou économique. Il est peut être affirmé que si une telle inaptitude découle d’une lésion, elle n’est pas la lésion.

Soyons précis : « le dommage à réparer n’est pas un concept anatomique abstrait tel qu’on peut le voir sur les radiographies » (cf. Note 4) . L’expert n’a pas à évaluer les lésions. Il doit seulement en faire le constat.

Le dommage qu’il y a lieu d’évaluer et, consécutivement, d’indemniser, est la répercussion de cette atteinte lésionnelle sur l’aptitude de la victime à fonctionner et à interagir dans l’environnement qui est le sien.

Cette conception du dommage comme résultante de l’interaction entre une personne présentant une atteinte à son intégrité physique et/ou psychique et un environnement inadapté aux différences de la personne, limite ou entrave la pleine et effective participation de celle-ci à la société est conforme à la notion de l’handicap telle que visée par la Convention relative aux droits des personnes handicapées (cf. Note 5) .

13. Prenons quelques exemples

L’exemple d’une personne souffrant d’un déficit moteur (paraplégie)

Il était l’après-midi, juste après le déjeuner, et je voulais m’installer confortablement dans le canapé et regarder jusqu’au soir ces téléfilms (parfois assez mauvais!) qu’on propose sur M6. Mais n’est pas un bon téléfilm un téléfilm sans toute la panoplie nécessaire : chips, bonbons, popcorn …

Je décide donc d’aller à l’épicerie du coin, qu’on peut aussi appeler mon espace de ravitaillement en temps de guerre – plus précisément, le rayon sucreries et gourmandises est mon territoire.

Je sors de mon nouveau logement totalement accessible et descends la rue. Là je dois traverser, et je me heurte à un ressaut d’environ 10-12 centimètres. Aucune voiture en vue, je me lance doucement en me maintenant aux poteaux – réflexe. Plus de peur que de mal, je continue ma route – c’est assez bizarre, mais de l’autre côté le trottoir était aplani à l’endroit du passage piéton! Et c’est là qu’arrive le plus gros problème, que je n’avais pas remarqué. Le trottoir où est une de ces petites rues résidentielles minuscules où, valide, il fallait marcher à la queue-leu-leu. Mon fauteuil tangue dangereusement, je décide alors de rouler sur le bas-côté (enfin j’essaye!) de la route en espérant qu’aucune voiture ne passera.

Plus de peur que de mal, j’aperçois enfin l’épicerie… où il y avait une fois de plus un ressaut d’une dizaine de centimètres. Pestant, j’appelle le vendeur afin qu’il m’aide à monter cette marche de malheur.

En rentrant chez moi, vous vous doutez bien que je me promis de ne plus jamais aller à l’épicerie: ce serait bien peu tenir à ma vie ! (cf. Note 6)

L’exemple d’une personne souffrant d’un déficit sensoriel (surdité)

« Pour moi, la langue des signes correspond à la voix, mes yeux sont mes oreilles. Sincèrement, il ne me manque rien. C’est la société qui me rend handicapée, qui me rend dépendante des entendants : besoin de se faire traduire une conversation, besoin de demander de l’aide pour téléphoner, impossibilité de contacter un médecin directement, besoin de sous-titres pour la télévision, il y en a si peu. Avec un peu plus de Minitel, un peu plus de sous-titres, moi, nous, les sourds, nous pourrions plus facilement avoir accès à la culture. Il n’y aura plus d'handicap, plus de blocage, plus de frontières entre nous. »

« Lorsqu’il y a un discours politique à la télévision, il n’est jamais sous-titré,(…), alors que nous sommes trois millions et demi de sourds, et que je sache, on ne nous a pas retiré le droit de vote ! Il y a les journaux, bien sûr, mais ce que dit un homme politique à un moment précis, l’expression qu’il a, la manière dont il le dit, les mots qu’il utilise, ça compte aussi (…) Il faut que les hommes politiques fassent des efforts, en dehors du sous titrage institutionnel qui accompagne le discours de Noël du Président de la république. Ce n’est pas à Noël qu’on vote » (cf. Note 7) .

L’exemple d’une personne présentant un trouble de l’humeur (dépression)

La dépression ne me lâche pas.

J’essaye de vivre, d’être comme les autres. De prendre les choses naturellement, comme elles viennent. Mais la dépression ne me lâche jamais ou peu de temps, juste l’instant de croire que tout est passé et que l’avenir s’ouvre à moi. Elle me prend tout : mon énergie, mon courage, ma volonté d’avancer. Elle m’anéantit, me prend toutes mes forces afin de me tenir prisonnière. Ma meilleure amie fait tout pour m’intégrer dans son groupe d’amis. J’essaye de m’ouvrir aux autres et au monde, mais à chaque fois je replonge plus bas et me referme.

Je ne me sens pas capable de vivre dans la solitude, mais je me sens mal en société, je me conduis mal. Qu’ai-je à faire dans ce monde où je ne trouve pas ma place ? J’ai parfois envie d’en finir, cela me semble raisonnable… Et pourtant, même si l’on dit que nul n’est indispensable, je sais qu’en faisant un tel acte je détruirai la vie de mes parents, de mes frères et sœurs et de ma meilleure amie. Alors dois-je continuer de souffrir pour ne pas faire souffrir les autres ou puis-je faire de ma vie ce que je choisis d’en faire : la finir. Après tout les autres choisissent de vivre leur amour, n’ai-je pas droit de vivre ma mort ?

Puis-je encore croire après un an de thérapie que j’arriverai à changer ? Puis-je croire à l’amour, à construire une vie? Pourrais-je devenir assez forte pour ne plus jamais connaître la dépression? Je vois que tous les gens qui m’entourent font de grands efforts pour m’aimer et me comprendre, et pourtant je n’arrive pas à avancer. J’ai envie par moments de leur dire d’arrêter, que ça ne sert à rien, mais j’ai peur de les perdre. Peut-être ai-je si peur de les perdre ? J’ai envie de mourir avant que les liens ne se rompent. Ils vont se rompre, je le sais, j’en suis sûre. Je dérange avec mon mal-être. La seule personne qui a pu m’aimer et rester est ma meilleure amie. Je ne sais comment elle fait. Elle a beaucoup de courage.

Puis-je me tuer après tout ce qu’elle a fait pour moi ? Et pourtant, je m’ennuie de la vie, je suis fatiguée de vivre. Je n’ose même pas lui dire que je suis fatiguée. Comment pourrais-je? J’ai si peur qu’elle ne me délaisse parce que je l’aurais épuisée. Je n’ai de courage, ni pour vivre, ni pour me donner la mort. Je suis entre deux mondes. Je voudrais pouvoir m’aimer, me sentir à la hauteur, croire en mon avenir, mais la vie me fait peur. Les gens me font peur. Peut-on construire une vie sans avoir confiance en elle ? (cf. Note 8)




Isabelle LUTTE
Avocat - Thelius


Notes:

(1) I. LUTTE, « L’état antérieur de la victime : vraie question ou faux débat ? » in I. LUTTE (dir.), Droit médical et dommage corporel. Etat des lieux et perspectives, Limal, Anthémis, 2014, pp. 193-195; X, « Nouvelle approche des préjudices corporels. Evolution !révolution ? Résolutions .. », Coll. Jeune Barraeu de Liège, Louvain-La Neuve Anthemis, 2009, 171 p., P. LUCAS, « L’incapacité personnelle et la nouvelle arborescence des préjudices », Indicative Tabel 2012. Tableau indicatif 2012, La Charte, 2012, pp.107 et sv.; P. STAQUET, « Etat antérieur de la victime : à dommage corporel simple, évaluation complexe ? », in Actualités en droit de la responsabilité,UB3, Bruylant,2015, pp.57 -91.

(2) Ph. WOOD, « Comment mesurer les conséquences de la maladie; la classification internationale des infirmités, incapacités et handicaps », Chron. OMS, 1980, n°34, p.400; - Ph. WOOD, “Measuring the consequences of the illness”, World Health Stat Q. 1989; 42(3):115-21.

(3) J.-L. FAGNART, « L’état antérieur revisité par la cour de cassation », in I. LUTTE (dir.), L’évaluation et la réparation du dommage corporel. Questions choisies, Anthemis, 2013, p.78.

(4) J.-L. FAGNART, « L’état antérieur revisité par la Cour de cassation », in L’évaluation et la réparation du dommage corporel. Questions choisies, Anthemis, p.74.

(5) La convention relative aux droits des personnes handicapées a été adoptée par l’Assemblée générales des Nations Unies le 13 décembre 2006 et est entrée en vigueur le 3 mai 2008. Le considérant e) du préambule est libellé comme il suit : “Reconnaissant que la notion de handicap évolue et que le handicap résulte de l’interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres”.

(6) http://danslavieduneparaplegique.wordpress.com/page/3/ (cité par I. LUTTE, « La réparation du dommage mora l: questions choisies », Rec. jur. ass., 2013, p.50)

(7) http://etresourd.free.fr/site/quotidien.htm
À propos de l’accès à l’information, voyez aussi la Convention relative aux droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006, op.cit., et notammment le considérant v du préambule “Reconnaissant qu’il importe que les personnes handicapées aient pleinement accès aux équipements physiques, sociaux, économiques et culturels, à la santé et à l’éducation ainsi qu’à l’information et à la communication pour jouir pleinement de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales”.

(8) http://www.psychologies.com/Moi/Problemes-psy/Deprime-Depression/Temoignages/La-depression-ne-me-lache-pas

Imprimer cette fiche (format A4)