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Fonctions et nature des intérêts compensatoires



1. Fonctions des intérêts compensatoires

Il est généralement admis que les intérêts compensatoires ont pour fonction de réparer le préjudice complémentaire résultant d’un retard dans l’indemnisation de la personne lésée, qui avait le droit d’être indemnisée dès la survenance du dommage.

Les intérêts compensatoires ont-ils également pour fonction de réparer le préjudice résultant de la dépréciation de la monnaie entre l’accident et le moment de la réparation ? La question est plus discutée (voir infra).

Le préjudice résultant du retard de l’indemnisation

De nombreux arrêts de la Cour de cassation indiquent la fonction des intérêts compensatoires. Ils constituent « une indemnité réparant le préjudice supplémentaire résultant du paiement différé de l’indemnité à laquelle le préjudicié avait droit à la date du dommage » (cf. Note 1). Selon une formule pratiquement identique, ils constituent « une indemnité complémentaire destinée à compenser le préjudice né du retard de l’indemnisation » (cf. Note 2).

L’indemnité complémentaire allouée pour réparer le retard de paiement trouve son fondement dans l’article 1382 du Code civil.

Le préjudice résultant de la dépréciation de la monnaie ?

En matière de dette de somme, le principe du nominalisme monétaire, consacré par l’article 1895, alinéa 2 du Code civil, permet au débiteur de payer uniquement la somme numérique qui fait l’objet de son obligation.

La Cour de cassation décide toutefois depuis longtemps que cette règle est sans application en cas de quasi délit, « le juge devant fixer l’indemnité d’après la valeur de l’unité monétaire au moment où il statue » (cf. Note 3). C’est ainsi que plusieurs arrêts ont décidé, en matière de dette de valeur, que le juge doit tenir compte des fluctuations monétaires qui se sont produites depuis la réalisation du dommage jusqu’au jour de sa décision ; il doit fixer le montant de l’indemnité en tenant compte du pouvoir d’achat effectif de la monnaie au jour où il statue (cf. Note 4).

Partant de ce principe, la jurisprudence, à la fin du siècle dernier, avait coutume d’indexer le montant des indemnités. Il va de soi que si l’indemnité est indexée, les intérêts compensatoires n’ont pas pour fonction de tenir compte une seconde fois de l’érosion monétaire. Un arrêt avait fait la distinction très nette entre les intérêts compensatoires qui « réparent le préjudice résultant du retard dans l’indemnisation » et l’actualisation qui est « un procédé de calcul appliqué pour tenir compte de la diminution du pouvoir d’achat de la monnaie » (cf. Note 5). Il s’agit, selon l’arrêt, de «deux correctifs différents, même s’ils sont l’un et l’autre liés à l’écoulement du temps ».

On peut cependant constater que certains arrêts de la Cour de cassation affirment que les intérêts compensatoires ont également pour objet de compenser le préjudice « né de l’érosion monétaire » (cf. Note 6). Ces arrêts ont été critiqués (cf. Note 7).

Les contradictions que l’on peut constater dans la jurisprudence de la Cour de cassation de Belgique, se retrouvent dans la jurisprudence française. Deux chambres de la Cour de cassation de France ont adopté des solutions divergentes.

La troisième chambre a décidé que si le juge indexe l’indemnité jusqu’au paiement et décide également de faire courir les intérêts sur cette indemnité à compter de la demande, il y a une double indemnisation du préjudice lié au retard (cf. Note 8).

Trois mois plus tard, la première chambre de la Cour a admis la possibilité d’actualiser une indemnité préalablement évaluée au jour du paiement effectif et de condamner le débiteur à payer les intérêts moratoires (cf. Note 9) à compter de la demande en paiement en observant que « l’actualisation compense la dépréciation monétaire entre le jour où la créance est évaluée et le jour du paiement, tandis que les intérêts moratoires indemnisent seulement le retard dans le paiement » (cf. Note 10).

Que peut-on dégager des principes en apparence contradictoires énoncés par les plus hautes juridictions ?

Une chose est claire : le retard dans l’indemnisation est la cause d’un double préjudice, à savoir la privation des intérêts de l’argent non payé et les effets de la dépréciation monétaire. Il convient de réparer ces deux préjudices en respectant les principes fondamentaux du droit de la réparation, principes qui sont celui de la réparation intégrale d’une part et de l’interdiction de la double indemnisation d’autre part.

Il serait donc inadmissible d’allouer sur une indemnité non actualisée des intérêts fixés à un taux légal très bas, équivalent ou même inférieur au taux de l’inflation. Il serait tout aussi illogique d’indexer une indemnité et d’allouer sur celle-ci des intérêts à un taux élevé englobant le taux de l’inflation.

Le juge peut donc fixer une indemnité ‘actualisée’ augmentée des intérêts compensatoires couvrant uniquement le retard dans la réparation. S’il le préfère, il peut allouer une indemnité non actualisée, mais augmentée des intérêts compensatoires englobant aussi bien le loyer de l’argent pendant la période d’attente que les effets de la dépréciation monétaire. Que le juge adopte l’une ou l’autre technique, on peut, a priori, estimer que la victime obtient la réparation intégrale de son préjudice.

Il convient toutefois d’observer que les deux techniques ne sont pas strictement équivalentes. Un exemple le fera mieux comprendre.

Supposons que le taux d’inflation annuelle soit de 3,5% et le loyer de l’argent également de 3,5%. Le juge pourrait donc allouer, après un an, des intérêts compensatoires au taux de 7% sur une indemnité non actualisée s’élevant à 100 €. La victime obtiendrait, après un an, 107 €.

Il peut également indexer l’indemnité principale et la porter à 103,5 €. Les intérêts annuels calculés au taux de 3,5% sur cette somme indexée, correspondent à un montant de 3,62 €. Cette dernière technique permet donc à la victime d’obtenir : 103,50 € + 3,62 € = 107,12 €, soit 0,12% de plus que ce que donne la première technique.
En faveur de la première technique (taux global de 7%), on peut faire valoir que la somme due un an auparavant était uniquement de 100 € et que c’est elle seule qui doit produire des intérêts.

En faveur de la seconde technique, on peut faire valoir qu’elle tient mieux compte des effets de l’inflation, effets qui sont cumulatifs. Ce n’est pas le montant de base qui augmente d’un certain pourcentage, mais le montant indexé de l’année précédente. C’est ainsi qu’avec un taux constant d’inflation de 3,5%, l’indexation d’une somme de 100 € conduit, au cours des années, aux montants suivants : 103,50 € ; 107,12 € ; 110,87 € ; 114,75 € ; 118,77 € ; 122,93 € ; etc.


2. Nature des intérêts compensatoires

Les intérêts compensatoires sont-ils des intérêts ?

Parce qu’ils trouvent leur fondement, comme l’indemnité principale, dans l’article 1382 du Code civil, certains arrêts énoncent que les intérêts compensatoires « concernent l’étendue du dommage et forment un tout avec la somme principale allouée » (cf. Note 11).

D’autres arrêts vont plus loin encore en affirmant que les intérêts compensatoires font « partie intégrante des dommages-intérêts alloués en réparation du dommage » (cf. Note 12), ou même « font partie intégrante du dommage » (cf. Note 13). Ils « concernent l’étendue du dommage et forment un tout avec la somme principale allouée » (cf. Note 14).

Ces formules sont de nature à faire croire que les intérêts compensatoires ne sont pas vraiment des intérêts (cf. Note 15).

Le laxisme du langage conduit à l’inexactitude des idées. Comme l’indemnité principale, les intérêts compensatoires participent au principe de la réparation intégrale. Il est toutefois inexact d’affirmer qu’ils ‘s’intègrent’ à l’indemnité principale puisque précisément ils sont calculés sur celle-ci et augmentent avec le temps, alors que l’indemnité principale n’est pas calculée sur elle-même et en principe ne varie pas avec le temps.

Les intérêts ne représentent pas une créance distincte de la créance principale, car ils sont un produit de celles-ci. Ils trouvent leur cause unique et exclusive dans le retard de paiement de la dette principale. Avec une parfaite lucidité, un auteur suisse a pu écrire : « L’intérêt est toujours un accessoire (cf. Note 16) : il présuppose l’existence d’une créance, il ne peut naître et croître qu’autant que la créance principale subsiste (…) ; si cette créance est nulle, celle des intérêts l’est également » (cf. Note 17).

Les intérêts compensatoires réparent le retard dans l’indemnisation du dommage subi. Ce retard est bien souvent inévitable. Il résulte, non d’une faute distincte, mais bien de la faute initiale qui a causé le dommage principal qui doit être réparé. L’indemnité principale s’accompagne d’intérêts qui réparent le retard. Les intérêts compensatoires sont de vrais intérêts.

La confusion des idées, ici dénoncée, est en tout cas condamnée, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d’assurance terrestre, par l’article 82, alinéa 2 de cette loi : « L’assureur paie, même au-delà des limites de la garantie, les intérêts afférents à l’indemnité due en principal ». Cela signifie que le contrat d’assurance peut plafonner l’intervention de l’assureur dans la prise en charge de l’indemnité principale, mais l’assureur devra néanmoins payer, même au-delà des limites de la garantie, les intérêts afférents à l’indemnité principale. L’article 82 fait partie des règles régissant les assurances de responsabilité ; les intérêts dont il est question sont notamment les intérêts compensatoires s’ajoutant à l’indemnité principale revenant à la personne lésée (cf. Note 18). Si les intérêts s’intégraient à l’indemnité principale, l’article 82, alinéa 2 de la loi du 25 juin 1992 serait vide de sens.

Il peut être intéressant de relever qu’en France, la jurisprudence a connu les mêmes hésitations.

Une jurisprudence ancienne décidait que, aussi bien en matière délictuelle qu’en matière contractuelle, la créance de réparation ne peut produire d’intérêts moratoires que du jour où elle est allouée judiciairement ; les intérêts alloués à compter d’une date antérieure, constituent une réparation complémentaire faisant partie intégrante des dommages-intérêts accordés à titre principal (cf. Note 19).

La loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 a confirmé ces principes et a introduit dans le Code civil français un article 1153-1 qui dispose : « En toute matière, la condamnation à une indemnité emporte intérêts au taux légal même en l’absence de demande ou de disposition spéciale du jugement. Sauf disposition contraire de la loi, ces intérêts courent à compter du prononcé du jugement à moins que le juge n’en décide autrement ». La loi permet ainsi au juge d’accorder des intérêts courant depuis une date antérieure à sa décision.

Après quelques hésitations, la jurisprudence a admis que les intérêts antérieurs à la décision, non seulement sont bien des intérêts, mais qu’ils réparent un retard de paiement et ont donc un caractère moratoire : « Les intérêts alloués en application de l’article 1153-1 pour une période antérieure à la date de la décision qui fixe l’indemnité, ont nécessairement un caractère moratoire » (cf. Note 20).
On peut discuter du caractère moratoire ou compensatoire des intérêts antérieurs à la décision, mais il paraît difficile de nier que ces intérêts sont bien des intérêts.




Jean-Luc Fagnart
Avocat au barreau de Bruxelles

Cabinet Thelius




Notes:

(1) Cass., 22 juin 2010, Pas., 2010, 1991 ; Chron.DS, 2011, 490.

(2) Cass., 10 octobre 2005, Pas., 2005, 2004 ;- Cass., 7 septembre 2005, Pas., 2005, 1576 ;- Cass., 26 janvier 2005, Pas., 2005, 211 ;- Cass., 13 janvier 2005, Pas., 2005, 67 ; RGAR, 2006, n° 14163.

(3) Cass., 26 février 1931, Pas., 1931, 94.

(4-) Cass., 17 décembre 1986, Pas., 1987, 479 ;- Cass., 28 mai 1986, Pas., 1986, 1189 ;- Cass., 8 novembre 2000, Pas., 2000, 1710.

(5) Cass., 13 octobre 1999, Pas., 1999, 1308 ; RGDC, 2002, 313 ; RW, 2001-02, 1428.

(6) Cass., 20 février 2004, Pas., 2004, 297 ;- Cass., 16 janvier 1998, Pas., 1998, 86.

(7) D. de Callataÿ et N. Estienne, La responsabilité civile. Chronique de jurisprudence 1996-2007, vol. II, ‘Le dommage’, Larcier, 2010,553.
(8) Cass.fr. (3e ch.), 8 février 1995, Dall., 1995, somm., 234, note R. Libchaber ; RTDC, 1995, 910, note P. Jourdain.

(9) En droit français, les intérêts qui réparent le retard dans l’indemnisation sont qualifiés de « moratoires ».

(10) Cass.fr. (1ère ch.), 16 mai 1995, Bull.civ., 1995, I, n° 207 ; RTDC, 1995, 910, note P. Jourdain.

(11) Cass., 18 septembre 1996, JT, 1997, 175 ;- Cass., 13 septembre 2000, Pas., 2000, 1327 ;- Cass., 13 janvier 2005, Pas., 2005, 67 ; RGAR, 2006, n° 14163.

(12) Cass., 22 juin 2010, Pas., 2010, 1991 ;- Cass., 26 octobre 2005, Pas., 2005, 2044 ;- Cass., 7 septembre 2005, Pas., 2005, 1576 ;- Cass., 26 janvier 2005, Pas., 2005, 211 ;- Cass., 22 octobre 2003, Pas., 2003, 1669.

(13) Cass., 6 octobre 1999, Pas., 1999, 1282.

(14) Cass., 13 janvier 2005, Pas., 2005, 67 ; RGAR, 2006, n° 14163.

(15) Le soussigné a ainsi été induit en erreur et a contribué au développement de cette idée fausse (J.L. Fagnart, « Les intérêts ou le prix de la patience », RGDC, 2006, 191 et s., spéc. 197, n° 37).

(16) C’est l’auteur qui souligne.

(17) P. Engel, « Traité des obligations en droit suisse », Neufchatel, éd. Ides et Calendes, 1973, 437, n° 181-A.

(18) L. Schuermans, “Grondslagen van het Belgisch verzekeringsrecht”, Intersentia, 2008, 461, n° 625 : “De wet maakt geen onderscheid tussen vergoedende, verwijl- en gerechtelijke interesten”.

(19) Cass.fr., 18 janvier 1984, JCP, 1985, II, 20372, note J. Mouly.

(20) Cass.fr., 28 avril 1998, JCP, 1999, I, 137, n° 29, note J. Kullmann ; RTDC, 1998, 920, note P. Jourdain ;- Cass.fr., 15 mars 2000, Bull.civ., 2000, III, n° 59 ;- Cass.fr., 11 juillet 2001, Bull.civ., 2001, I, n° 214.

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